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LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE XI.

On comprend que par ce moyen, l’intérêt pouvant être porté aussi haut qu’on le veut sans être stipulé, un gouvernement peut emprunter, quel que soit le crédit dont il jouit. S’il en a peu, l’intérêt peut être à un taux tel que la portion d’intérêt qui représente la prime d’assurance offerte au prêteur, couvre son risque, quoique fort grand ; et qu’un gouvernement qui reçoit peu de capital pour chaque rente de 5 fr qu’il donne, peut néanmoins toucher la somme qu’il désire, en multipliant les rentes d’autant plus qu’il les vend moins cher.

Dans le siècle dernier, les gouvernemens ne pouvaient guère trouver de prêteurs que parmi leurs sujets, ou tout au plus parmi les capitalistes qui avaient avec leurs sujets de fréquentes relations. Par l’intermédiaire des compagnies financières, ils en ont trouvé chez toutes les nations commerçantes du monde. Ces compagnies ont des correspondans et même des associés dans toutes les grandes villes de l’Europe. Chacune des maisons correspondantes, par la connaissance qu’elle a des capitalistes qui se trouvent dans sa résidence et parmi ses relations, peut estimer par aperçu la somme de rentes qui pourront être placées à Londres, à Vienne, à Francfort, à Amsterdam, à Hambourg, etc. Le taux auquel la compagnie consent à se charger d’un emprunt, est toujours inférieur à celui auquel se vendent les rentes analogues dans ces différentes villes, qui deviennent des marchés toujours ouverts pour les emprunts que font les différens gouvernemens de l’Europe et de l’Amérique. Les gouvernemens ne sont plus obligés de solliciter et de mériter la confiance du public ; cela devient l’affaire des traitans, et les moyens qu’ils mettent en œuvre dans ce but, leur réussissent d’autant mieux qu’ils font eux-mêmes partie des nations, et mettent dans ces sortes de spéculations l’intelligence et l’activité qui président ordinairement aux affaires privées[1].

  1. M. Dufresne de Saint-Léon, que rendent extrêmement recommandable ses connaissances pratiques, et la part honorable qu’il a prise, pendant de nombreuses années, à l’administration des finances de France, a donné dans un écrit publié en 1824 (Études du crédit public, page 93), et en déguisant les noms d’hommes et de lieux, un exemple des manœuvres qui sont mises en pratique par les traitans pour pouvoir vendre avec profit les emprunts dont ils se sont chargés. Le gouvernement de Naples, par supposition, ouvre un emprunt de cent millions portant un intérêt de cinq millions. Le juif Samuel, parlant tant en son propre nom qu’au nom de ses co-intéressés, en offre 63 pour cent ; c’est-à-dire, qu’il offre 63 millions d’un capital de 100 millions, dont le gouvernement napolitain se reconnaît débiteur, et s’engage à verser cette somme en douze termes, de mois en mois. La compagnie Samuel, toute riche qu’elle est, n’a pas 63 millions, et n’a aucune envie d’ailleurs de confier ses capitaux à quelque gouvernement que ce soit, mais de les recouvrer avec de gros bénéfices pour entreprendre une nouvelle affaire du même genre avec le gouvernement russe ou autrichien. Elle met en conséquence sa rente napolitaine en vente sur tous les marchés de l’Europe. En même temps, elle charge ses agens à Londres, à Paris et ailleurs, d’acheter des parties de cette même rente, aux prix de 66, 67, et davantage. Le prix élevé qu’elle en paie, ne lui coûte rien, parce qu’étant acheteuse et vendeuse tout à la fois, elle reçoit, par les mains d’un de ses agens, ce qu’un autre a déboursé pour elle. Pendant que le cours s’établit ainsi, d’autres capitalistes, dans le but de spéculer sur la hausse de cette rente, ou simplement de placer leurs accumulations, achètent et ne revendent pas. La même manœuvre s’exécute sur les différentes places de l’Europe, jusqu’à ce que l’emprunt napolitain soit entièrement placé, et que la compagnie Samuel ait réalisé plusieurs millions de bénéfice.