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LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE XI.

autant de richesses réelles qui prennent rang dans les fortunes[1]. C’est une erreur : un contrat n’est que le titre qui atteste que telle propriété appartient à tel homme. C’est la propriété qui est la richesse, et non le parchemin qui en constate le possesseur. À plus forte raison, un titre n’est pas richesse lorsqu’il ne représente pas une valeur réelle et existante, et qu’il n’est autre chose qu’une délégation fournie par le gouvernement au prêteur, afin que celui-ci puisse, chaque année, prendre part aux revenus encore à naître entre les mains d’un contribuable. Si le titre venait à être anéanti (comme il l’est par une banqueroute), y a-t-il une richesse de moins dans la société ? Nullement : le contribuable dispose alors de cette portion de son revenu, qui aurait passé au rentier.

On a représenté l’achat et la vente des titres de créances sur le gouvernement, comme un mouvement de fonds, une circulation favorable à la société. Une circulation n’a rien de favorable par elle-même : c’est le mouvement d’une meule qui tourne à vide. Elle n’est utile que lorsqu’elle est accompagnée d’effets utiles ; comme dans le cas où des matières premières passent entre les mains de l’industrie pour y recevoir une valeur nouvelle, ou bien lorsqu’un consommateur, en achetant un produit, replace entre les mains des producteurs un capital que ces derniers font travailler utilement[2]. Mais dans la vente des fonds publics, si le capital de celui qui vend est libéré, le capital de celui qui achète est engagé à sa place. Ce n’est autre chose que la substitution d’un créancier de l’état à un autre, et la répétition d’une opération semblable ne fait que multiplier les frais dont chacune d’elles est accompagnée. Quant aux gains qui proviennent des variations du cours, ils sont toujours fondés sur une perte équivalente supportée par d’autres personnes[3].

  1. Considérations sur les avantages de l’existence d’une dette publique, page 8.
  2. On a représenté aussi les effets publics comme des valeurs servant à faciliter la circulation des autres valeurs. Pour qu’ils pussent remplacer jusqu’à un certain point la monnaie, il faudrait qu’ils en eussent les avantages ; qu’ils pussent être donnés et reçus sans frais ; que leur valeur ne variât pas d’un jour à l’autre, d’une heure à l’autre ; qu’ils eussent en un mot les qualités que nous avons (Liv. I, ch. 26 et 30) reconnues nécessaires pour qu’un papier puisse tenir lieu de monnaie, qualités que les effets publics n’ont sous aucun rapport. Leur circulation occupe une partie de l’agent de la circulation, loin de le remplacer.
  3. On a prétendu que la hausse graduelle des fonds publics, quand elle n’était pas suivie d’une baisse, équivalait pour les vendeurs, à un accroissement de capital sans entraîner de perte pour qui que ce fût. Il faut toujours se défier de ces effets magiques où quelque chose vient de rien. Il est impossible qu’un homme puisse jouir d’une valeur (qui n’est pas créée) sans que ce soit aux dépens de quelqu’un. Lorsque l’état a vendu pour 63 francs, une rente de 8 francs, au capital de 100 francs, il a constitué la nation débitrice d’une valeur de 100 francs que le prêteur a acquise pour 63 francs. Les 53 francs que se partagent, dans ce cas, les joueurs à la hausse, sont une perte supportée par les contribuables qui paient une rente équivalente à un principal de la valeur de 100 francs, principal dont ils n’ont touché que 65 francs.
    Dans les marchés à terme, le vendeur s’engage à livrer à une époque déterminée, une certaine quantité d’effets publics à un certain prix. Quand le terme est venu, si le cours de l’effet que le vendeur doit livrer est plus élevé que le prix auquel il a vendu, au lieu de livrer l’effet, il paie à l’acheteur la différence des deux prix ; si le cours est plus bas, c’est l’acheteur qui, au lieu de prendre livraison de l’effet, paie la différence. On voit que les obligations fournies par le gouvernement, ne sont pour rien dans les jeux de bourse, si ce n’est pour fournir le cours qui sert de base au paiement des différences. Les joueurs ne sont point des prêteurs véritables, mais de simples parieurs qui font une gageure qu’à une époque déterminée, les obligations du gouvernement seront au-dessus ou au-dessous d’un certain prix.
    On ne peut sans gémir penser aux abus qui peuvent résulter d’un semblable jeu. Les gouvernans influent sur le cours des effets publics de bien des manières : ils font exécuter des achats par les caisses d’amortissement, ou bien les leur défendent ; ils se brouillent ou se raccommodent avec d’autres gouvernemens, et rendent ou non de nouveaux emprunts nécessaires ; ils préparent dans le secret du conseil, des lois dont l’effet inévitable sera de faire monter ou baisser les engagemens de l’état. Les personnes qui sont à portée de savoir les mesures que l’on prépare, et de connaître avant les particuliers, les occurences étrangères qui peuvent influer sur le prix des fonds publics ; les personnes qui reçoivent les informations données par les agens accrédités ou secrets, par les courriers extraordinaires et par les télégraphes ; ces personnes, dis-je, peuvent d’avance faire, au moyen de leurs affidés, des achats et des ventes ruineux pour les joueurs qui n’ont pas les mêmes avantages.