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LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE V.

timent avec elles, et c’est folie que de vouloir opérer par les lois ce qu’on obtient infailliblement de la force des choses[1].

Après avoir fait l’apologie du luxe, on s’est quelquefois avisé de faire aussi celle de la misère : on a dit que si les indigens n’étaient pas poursuivis par le besoin, ils ne voudraient pas travailler ; ce qui priverait les riches et la société en général de l’industrie du pauvre.

Cette maxime est heureusement aussi fausse dans son principe qu’elle est barbare dans ses conséquences. Si le dénuement était un motif pour être laborieux, le sauvage serait le plus laborieux des hommes, car il en est le plus dénué. On sait néanmoins quelle est son indolence, et qu’on a fait mourir de chagrin tous les sauvages qu’on a voulu occuper. Dans notre Europe, les ouvriers les plus paresseux sont ceux qui se rapprochent le plus des habitudes du sauvage ; la quantité d’ouvrage exécuté par un manœuvre grossier d’un canton misérable, n’est pas comparable à la quantité d’ouvrage exécuté par un ouvrier aisé de Paris ou de Londres. Les besoins se multiplient à mesure qu’ils sont satisfaits. L’homme qui est vêtu d’une veste veut avoir un habit ; celui qui a un habit veut avoir une redingote. L’ouvrier qui a une chambre pour se loger, en désire une seconde ; celui qui a deux chemises ambitionne d’en avoir une douzaine, afin de pouvoir changer de linge plus souvent : celui qui n’en a jamais eu, ne songe seulement pas à s’en procurer. Ce n’est jamais parce qu’on a gagné qu’on refuse de gagner encore.

L’aisance des classes inférieures n’est donc point incompatible, ainsi qu’on l’a trop répété, avec l’existence du corps social. Un cordonnier peut faire des souliers aussi bien dans une chambre chauffée, vêtu d’un bon habit, lorsqu’il est bien nourri et qu’il nourrit bien ses enfans, que lorsqu’il travaille transi de froid, dans une échoppe, au coin d’une rue. On ne travaille pas moins bien ni plus mal, quand on jouit des commodités raisonnables de la vie.

  1. Charles Comte, dans son Traité de Législation (tome I, page 455), ouvrage qui décèle une profonde connaissance de l’économie des sociétés et des motifs qui agissent sur l’esprit des hommes, remarque que les règlemens qui avaient pour objet de restreindre les dépenses des particuliers, sont abandonnés dans tous les états de l’Europe, et que nous n’avons aucun sujet de les regretter : « Aujourd’hui, dit-il, chacun peut jouir et disposer de ses propriétés de la manière la plus absolue ; et la faculté qu’a toute personne de dissiper sa fortune en folles dépenses, n’a pas plus ruiné les nations européennes que la faculté qu’ont les parens chinois d’exposer leurs enfans, n’a dépeuplé la Chine. »