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DE LA PRODUCTION DES RICHESSES.

Ceux qui pensent que le travail de l’esclavage est moins dispendieux que celui du serviteur libre, font un calcul analogue à celui-ci : l’entretien annuel d’un nègre des Antilles, dans les habitations où ils sont tenus avec le plus d’humanité, ne revient pas à plus de 300 francs ; joignons-y l’intérêt de son prix d’achat, et portons cet intérêt à dix pour cent, parce qu’il est viager. Le prix d’un nègre ordinaire étant de 2000 francs environ, l’intérêt sera de 200 francs, calculé au plus haut. Ainsi, on peut estimer que chaque nègre coûte par an à son maître 500 francs. Le travail d’un homme libre est plus cher que cela dans le même pays. Il peut s’y faire payer sa journée sur le pied de cinq, six, sept francs, et quelquefois davantage. Prenons six francs pour terme moyen, et ne comptons que trois cents jours ouvrables dans l’année ; cela donnera pour la somme de ses salaires annuels 1800 fr au lieu de 500 francs[1].

Le simple raisonnement indique que la consommation de l’esclave doit être moindre que celle de l’ouvrier libre. Peu importe à son maître qu’il jouisse de la vie ; il lui suffit qu’il la conserve. Un pantalon et un gilet composent toute la garde robe d’un nègre ; son logement est une case sans aucun meuble ; sa nourriture, du manioc auquel on ajoute de temps en temps, chez les bons maîtres, un peu de morue sèche. Une population d’ouvriers libres, prise en bloc, est obligée d’entretenir des femmes, des enfans, des infirmes : les liens de la parenté, de l’amitié, de l’amour, de la reconnaissance, y multiplient les consommations. Chez les esclaves, les fatigues de l’homme mûr affranchissent trop souvent le planteur de l’entretien du vieillard. Les femmes, les enfans y jouissent peu du privilége de leur faiblesse, et le doux penchant qui réunit les sexes y est soumis aux calculs d’un maître.

Quel est le motif qui balance, dans chaque personne, le désir qui la porte à satisfaire ses besoins et ses goûts ? C’est sans doute le soin de ménager ses ressources. Les besoins invitent à étendre la consommation, l’économie tend à la réduire ; et, quand ces deux motifs agissent dans le même individu, on conçoit que l’un peut servir de contre-poids à l’autre. Mais entre le maître et l’esclave la balance doit nécessairement pencher du côté de l’économie : les besoins, les désirs sont du côté du plus faible ;

  1. Il convient de remarquer ici que l’ouvrier libre, qui fait payer sa journée plus chèrement que l’esclave, exécute un travail qui, s’il est moins pénible, n’en est pas moins presque toujours plus sérieux par l’intelligence, et souvent le talent acquis qu’il suppose. Les horlogers, les tailleurs, sont ordinairement des ouvriers libres.