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LIVRE PREMIER. — CHAPITRE XVII.

quer à ses besoins dans une année de disette. Mais on ne peut attendre une semblable précaution que d’un bien petit nombre de particuliers. La plupart, sans parler de leur imprévoyance, ont trop peu de moyens pour faire l’avance, quelquefois pendant plusieurs années, de la valeur de leur approvisionnement ; ils manqueraient de locaux pour le conserver, et en seraient embarrassés dans leurs déplacemens.

Peut-on se fier aux spéculateurs du soin de faire des réserves ? Au premier aperçu, il semble que leur intérêt devrait suffire pour les y déterminer. Il y a tant de différence entre le prix où l’on peut acheter du blé dans une année d’abondance, et celui où l’on peut le vendre quand une disette survient ! Mais ces momens sont quelquefois séparés par de longs intervalles ; de semblables opérations ne se répètent pas à volonté, et ne donnent pas lieu à un cours d’affaires régulier. Le nombre et la grandeur des magasins, l’achat des grains, obligent à des avances majeures qui coûtent de gros intérêts ; les manipulations du blé sont nombreuses, la conservation incertaine, les infidélités faciles, les violences populaires possibles. Ce sont des bénéfices rarement répétés qui doivent payer tout cela ; il est possible qu’ils ne suffisent pas pour déterminer les particuliers à un genre de spéculations qui seraient sans doute les plus utiles de toutes, puisqu’elles sont fondées sur des achats qui se font au moment où le producteur a besoin de vendre, et sur des ventes au moment où le consommateur trouve difficilement à acheter.

À défaut des réserves faites par des consommateurs eux-mêmes, ou par des spéculateurs, et sur lesquelles on voit qu’il n’est pas prudent de compter, l’administration publique, qui représente les intérêts généraux, ne peut-elle pas en faire avec succès ? Je sais que dans quelques pays de peu d’étendue et sous des gouvernemens économes, comme en Suisse, des greniers d’abondance ont rendu les services qu’on en pouvait attendre. Je ne les crois pas exécutables dans les grands états, et lorsqu’il s’agit d’approvisionner des populations nombreuses. L’avance du capital et les intérêts qu’il coûte, sont un obstacle pour les gouvernemens comme pour les spéculateurs ; un plus grand obstacle même, car la plupart des gouvernemens n’empruntent pas à d’aussi bonnes conditions que des particuliers solvables. Ils ont un bien plus grand désavantage encore comme gérant une affaire qui, par sa nature, est commerciale, une affaire où il faut acheter, soigner et vendre des marchandises. Turgot a fort bien prouvé, dans ses lettres sur le commerce des grains, qu’un gouvernement, dans ces sortes d’affaires, ne pouvait jamais être servi à bon mar-