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LIVRE PREMIER. — CHAPITRE XVII.

les fraudes inévitables dans une si grande machine, gouvernée par des directeurs et des agens sans nombre, dispersés aux deux bouts de la terre. Le commerce interlope[1] et la contrebande peuvent seuls mettre des bornes aux énormes abus des compagnies privilégiées ; et, sous ce rapport, le commerce interlope et la contrebande ne sont pas sans utilité.

Or ce gain, tel qu’il vient d’être analysé, est-il un gain pour la nation qui a une compagnie privilégiée ? Nullement : il est en entier levé sur cette nation ; toute la valeur que le consommateur paie au-delà du prix que coûtent les services productifs d’une marchandise, n’est plus une valeur produite ; c’est une valeur dont le gouvernement gratifie le commerçant aux dépens du consommateur.

Au moins, ajoutera-t-on peut-être, ce gain reste au sein de la nation, et s’y dépense. — Fort bien ; mais qui est-ce qui le dépense ? Cette question vaut la peine d’être faite. Si dans une famille un des membres s’emparait du principal revenu, se fesait faire les plus beaux habits et mangeait les meilleurs morceaux, serait-il bien venu à dire aux autres individus de la même famille : Que vous importe que ce soit vous ou moi qui dépensions ? le même revenu n’est-il pas dépensé ? Tout cela revient au même

Ce gain, tout à la fois exclusif et usuraire, procurerait aux compagnies privilégiées des richesses immenses, s’il était possible que leurs affaires fussent bien gérées ; mais la cupidité des agens, la longueur des entreprises, l’éloignement des comptables, l’incapacité des intéressés, sont pour elles des causes sans cesse agissantes de ruine. L’activité et la clairvoyance de l’intérêt personnel sont encore plus nécessaires dans les affaires longues et délicates que dans toutes les autres ; et quelle surveillance active et clairvoyante peuvent exercer des actionnaires qui sont quelquefois au nombre de plusieurs centaines, et qui ont presque tous des intérêts plus chers à soigner[2] ?

Telles sont les suites des priviléges accordés aux compagnies commerçantes ; et il est à remarquer que ce sont des conséquences nécessaires, résultant de la nature de la chose, tellement que certaines circonstances

  1. Un commerce interlope est une commerce non permis.
  2. On se souvient qu’un des directeurs de la compagnie des Indes demandant à La Bourdonnais comment il avait mieux fait ses affaires que celles de la compagnie, celui-ci répondit : C’est que je règle ce qui me concerne selon mes lumières, et que je suis obligé de suivre vos instructions pour ce qui concerne la compagnie.