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LIVRE PREMIER. — CHAPITRE XVII.

pénibles. On a vu, j’ai honte de le dire, des fabricans de chapeaux de Marseille solliciter la prohibition d’entrée des chapeaux de paille venant de l’étranger, sous prétexte qu’ils nuisaient au débit de leurs chapeaux de feutre[1] ! C’était vouloir priver les gens de la campagne, ceux qui cultivent la terre à l’ardeur du soleil, d’une coiffure légère, fraîche, peu coûteuse, et qui les garantit bien, lorsqu’au contraire il serait à désirer que l’usage s’en propageât et s’étendît partout.

Quelquefois l’administration, pour satisfaire à des vues qu’elle croit profondes, ou bien à des passions qu’elle croit légitimes, interdit ou change le cours d’un commerce, et porte des coups irréparables à la production. Lorsque Philippe II, devenu maître du Portugal, défendit à ses nouveaux sujets toute communication avec les hollandais qu’il détestait, qu’en arriva-t-il ? Les hollandais, qui allaient chercher à Lisbonne les marchandises de l’Inde, dont ils procuraient un immense débit, voyant cette ressource manquer à leur industrie, allèrent chercher ces mêmes marchandises aux Indes mêmes, d’où ils finirent par chasser les portugais ; et cette malice, faite dans le dessein de leur nuire, fut l’origine de leur grandeur. Le commerce, suivant une expression de Fénelon, est semblable aux fontaines naturelles qui tarissent bien souvent quand on veut en changer le cours[2].

Tels sont les principaux inconvéniens des entraves mises à l’importation, et qui sont portés au plus haut degré par les prohibitions absolues. On voit des nations prospérer même en suivant ce système, parce que, chez elles, les causes de prospérité sont plus fortes que les causes de dépérissement. Les nations ressemblent au corps humain ; il existe en nous un principe de vie qui rétablit sans cesse notre santé, que nos excès tendent à altérer sans cesse. La nature cicatrise les blessures et guérit les maux que nous attirent notre maladresse et notre intempérance. Ainsi les états marchent, souvent même prospèrent, en dépit des plaies de tous

  1. Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, n°4.
  2. La convention nationale de France défendit l’entrée des cuirs bruts d’Espagne, sous prétexte qu’ils nuisaient au commerce de ceux de France. Elle ne fit pas attention que la France renvoyait en Espagne ces mêmes cuirs après qu’ils étaient tannés. Les Espagnols, obligés de consommer eux-mêmes leurs cuirs bruts, s’appliquèrent à les tanner, et cette industrie passa en Espagne avec une bonne partie des capitaux et des ouvriers français. Il est presque impossible qu’un gouvernement puisse, je ne dis pas se mêler utilement de l’industrie, mais éviter, quand il s’en mêle, de lui faire du mal.