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doivent être que des actes déclaratifs des lois essentielles de l’ordre social. Si les ordonnances des souverains étaient en contradiction avec les lois naturelles, ce seraient des actes insensés qui ne seraient obligatoires pour personne. L’autorité ne doit disposer de la force commune que pour contraindre les citoyens fous ou dépravés à conformer leur conduite aux principes de la justice. »

Aussi l’école de Quesnay repoussait-elle énergiquement cette maxime si souvent répétée par les spoliateurs de tous les temps, que l’intérêt public doit l’emporter sur l’intérêt particulier, formule qui consiste à permettre l’exploitation du gouvernement par la classe ou la coterie qui détient le pouvoir.

La théorie politique des physiocrates avait donc une base entièrement libérale, on ne saurait trop le répéter ; mais, par une inconséquence bizarre, l’école de Quesnay aboutit à des résultats contraires en voulant donner à l’autorité publique un pouvoir absolu, afin qu’elle pût empêcher toutes les violences privées. D’après eux, l’autorité devait être unique, despotique, héréditaire.

L’absolutisme du prince leur paraissait sans dangers parce que, au moyen de l’impôt direct et unique, le prince aurait toujours été intéressé au développement du produit net et à celui de la richesse publique ; il devait d’ailleurs avoir à côté de lui, sous forme de cour souveraine, analogue à celle qui a été créée aux États-Unis et que de très bons esprits proposent actuellement pour la France, un pouvoir judiciaire assez fort, non seulement pour administrer la justice, mais pour vérifier la concordance des ordres du souverain avec les lois naturelles. Enfin le peuple devait être rendu apte à choisir ses magistrats par le moyen d’une instruction publique aussi développée que possible. Les physiocrates s’écartaient entièrement à cet égard, du laissez faire, laissez passer, et ne reculaient pas devant une large intervention de l’État quand il s’agissait de l’éducation du peuple.

Pour juger ce système, il faut se rappeler qu’au moment où les physiocrates s’occupaient de politique, on discutait sur la meilleur forme de gouvernement. Les uns voulaient, après Montesquieu, la constitution anglaise ; d’autres, avec Rousseau, parlaient de république. Aux yeux des économistes, l’organisation constitutionnelle n’avait qu’une importance médiocre si elle n’assurait pas la liberté individuelle, et, à cet égard, la monarchie tempérée ou la république ne leur paraissait offrir aucune garantie spéciale. Dans la constitution anglaise et dans le régime parlementaire, ils ne voyaient que des gouvernements de coteries, où des ambitieux, plus soucieux « de leurs intérêts particuliers exclusifs que de l’intérêt de leurs commettants, s’enrichissaient aux dépens du public ».

C’était là une illusion à laquelle ils se laissèrent prendre d’autant plus facilement que, d’après certains récits, des pays soumis à la monarchie absolue étaient dans une situation beaucoup plus florissante que des pays regardés comme libres politiquement La Chine était à la mode ; les voyageurs et les missionnaires représentaient l’empereur du Milieu comme un demi-dieu et les mandarins comme des magistrats qui songeaient exclusivement au bien de leurs administrés. Confucius devint, aux yeux des physiocrates, le suprême législateur ; les lois des empereurs, le véritable code des lois naturelles ; le gouvernement de Pékin, le type du gouvernement paternel.

On a laissé supposer qu’en émettant leurs théories politiques, les physiocrates avaient obéi à des considérations étrangères à la science et avaient cherché surtout à flatter les princes avec lesquels ils étaient en relations. Cette supposition ne repose sur aucun fondement sérieux. La plupart des physiocrates étaient de très honnêtes gens, sincèrement désireux de faire le bien et croyant fermement que leurs principes sauveraient le monde. Ils ne voulaient en réalité accroître le pouvoir des princes que pour assurer la liberté individuelle. Un mot de Quesnay au Dauphin est caractéristique. « Que feriez-vous si vous étiez roi ? lui disait le prince. — Je ne ferais rien. — Et qui gouvernerait ? — Les lois ! »

Les physiocrates luttaient surtout contre les privilégiés et contre les flatteurs du peuple dont ils craignaient et prévoyaient déjà l’influence. La plupart d’entre eux ont envisagé, tout en la déplorant, la nécessité d’une révolution. La Rivière, qui exposa avec plus d’ampleur qu’aucun autre de ses condisciples la théorie du « despotisme légal », ainsi qu’il appela lui-même son système politique, disait un jour chez Quesnay : « Ce pays ne pourra se régénérer que par une conquête ou par une révolution. Mais malheur à ceux qui s’y trouveront. Le peuple français n’y va pas de main morte. » En somme les physiocrates voulaient, comme les économistes de l’école libérale le veulent encore, que le gouvernement ne soit pas une exploitation industrielle. C’était sans doute un rêve ; car c’en est un encore. Le fléau qu’ils combattaient ravage toujours la vieille Europe, et nulle part on n’a trouvé de procédés permettant d’éviter que les gouvernements se servent de leur pouvoir pour distribuer des faveurs.