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générations étaient dans le cas de jouir de richesses qui n’auraient profité qu’à une seule ; la classe stérile fabriquait donc des objets utiles, mais elle ne créait pas de richesse. Toute richesse était dans le produit net et venait de la terre. Les physiocrates croyaient, en outre, que l’épargne, lorsqu’elle n’est pas employée à améliorer la terre, n’a pas d’utilité et peut même nuire à la formation des richesses en enlevant à la culture des capitaux qui auraient pu être employés à accroître la production. Ils pensaient enfin, ainsi que Turgot l’a affirmé, que les salaires industriels sont uniquement réglés par la quantité de subsistances dont l’ouvrier a besoin pour vivre et que ces salaires sont dépensés par les ouvriers en pures consommations.

Les idées de Quesnay sur la répartition furent acceptées par tous ses disciples comme articles de foi et développées par eux sous toutes les formes. Les industriels et les commerçants furent indignés, au contraire, de la dénomination de classe stérile qu’on leur donnait et, se retournant contre les économistes, s’associèrent contre eux aux adversaires de la liberté du commerce et à ceux de la propriété foncière. Ce fut en vain que Turgot changea ce mot de classe stérile en celui de classe stipendiée et Du Pont en celui de classe subordonnée ; l’effet était produit.

La proposition adoptée par les physiocrates et d’après laquelle la terre serait la source unique des richesses avait été émise par Cantillon, auteur d’un livre intitulé Essai sur la nature du commerce, et publié en 1754. Elle serait évidente, si l’on pouvait admettre la matérialité de la richesse et si l’on donnait au mot terre un sens assez étendu, car c’est uniquement de notre globe que l’homme tire la matière qu’il transforme ou déplace pour créer des objets utiles. Les physiocrates faisaient rentrer dans les produits de la terre aussi bien les produits des eaux, des mines, etc., que ceux du sol affecté à l’agriculture ; ils considéraient les produits directement tirés de la terre sans transformation industrielle, comme constituant seuls des richesses. Enfin par une contradiction peu étonnante au début de la science, ils soutenaient, d’une part, que la propriété foncière est le résultat du travail de l’homme, et d’autre part, que la terre produit par elle-même la richesse. Turgot fut plus logique en avançant cette proposition qui renferme presque toute la théorie de Ricardo : « La terre donne quelque chose en pur don au delà du travail humain » (V. Rente de la terre).

Les idées des physiocrates sur l’utilité et sur la valeur (V. ces mots) étaient meilleures que leurs doctrines sur la distribution (V. ce mot) des richesses. Ils ont, les premiers, établi la distinction entre ces deux notions si différentes. L’abbé Morellet poussa même ses recherches sur ce sujet assez loin et plus loin peut-être que Smith et d’autres économistes plus modernes.

Si erronée qu’ait été la doctrine du produit net, elle a conduit à des conséquences curieuses, qui ont exercé sur le mouvement des esprits au xviiie siècle une grande influence. L’une des plus importantes fut la théorie de l’impôt direct et unique.

S’imaginant que par le produit net, les propriétaires du sol détiennent tout le revenu disponible d’un pays, les physiocrates voulaient demander à ces propriétaires seuls toutes les sommes nécessaires à l’entretien du gouvernement. Toute autre forme d’imposition leur paraissait entraîner des frais de perception inutiles et des pertes de richesses. Lorsqu’on perçoit une taxe sur les consommations, disaient-ils, on modifie les conditions des échanges ; on gêne la liberté de chacun ; le prix de vente des produits imposés se trouve majoré non pas seulement du montant de la taxe, mais aussi du montant des gênes et des vexations subies ; et comme, en dernière analyse, ces produits sont payés par les cultivateurs et par les propriétaires, attendu que la classe stérile n’est qu’un intermédiaire, le produit net est diminué de toutes les sommes ajoutées à l’impôt. En outre le fisc détourne de travaux utiles une foule d’agents, ce qui diminue encore la production et, par conséquent, le produit net. La richesse est donc doublement atteinte. « Impositions indirectes, pauvres paysans ; pauvres paysans, pauvre royaume ; pauvre royaume, pauvre souverain », avait dit Quesnay.

Si l’on se rappelle quel arbitraire régnait dans la perception des contributions sous l’ancien régime, combien étaient vexatoires les procédés des agents des aides et ceux de la gabelle, quelles entraves apportaient aux transactions les droits de tout genre que le roi et les municipalités prélevaient sur les produits de certaines industries, quels frais entraînaient la multiplicité des taxes, on doit reconnaître que l’impôt direct et unique, malgré l’erreur théorique sur laquelle il reposait, aurait amené une simplification dans les rouages et des allègements sérieux pour les contribuables.

Les économistes savaient que l’impôt foncier équivaut à un impôt sur le capital et à une confiscation au profit de l’État (V. Impôt foncier) ; cependant ils ne semblaient pas se dou-