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ainsi avec les époques comme avec les régions. En Angleterre, on a longtemps professé que, dans cette lutte, la grande propriété devait logiquement battre la petite et la faire reculer. C’est la théorie d’Arthur Young et de ses disciples : « Il n’y a, disent-ils, que le grand propriétaire qui ait les connaissances et les ressources voulues pour cultiver scientifiquement son bien. La petite culture, c’est la routine. La grande culture, c’est le progrès. Donc ceci tuera cela. » Vingt auteurs, de l’autre côté du détroit, se sont évertués à railler ou à plaindre l’aveuglement de Jacques Bonhomme qui, pouvant louer 30 francs le champ qui en vaut 1000, préfère Tacheter en empruntant la somme et paye à son prêteur 50 ou 60 francs d’intérêt annuel, sinon plus. L’argument est spécieux ; mais les progrès que nous avons vu faire à la petite propriété dans tant de départements nous disent assez quelle est de force à se défendre et même à prendre le dessus.

Il y a, en effet, une chose qui compense amplement les causes apparentes d’infériorité en raison desquelles les détracteurs de la petite propriété la condamnent si volontiers. Elle a pour elle les prodiges qu’elle suscite. Le paysan qui travaille sa terre lui fait faire tout ce qu’il veut. Il latransforme ; au besoin il la créerait de toutes pièces. Young, toujours prompt à se contredire, a lui-même proclamé vingt fois, dans ses Voyages en France, ce « magique pouvoir de la propriété qui change le sable en or et les rochers en jardins ». Devant ces tours de force, son lyrisme ne le cède guère à celui deMichelet, qui nous montre l’homme faisant lui-même la terre et les générations y mettant « les os des morts, la sueur des vivants, leur épargne leur nourriture ». Pour cette terre presquehumaine, le rural se prend d’un amour passionné qu’elle semble parfois lui rendre et dont rien n’égale aujourd’hui encore, dont rien surtout ne pouvait jadis égaler l’infatigable fécondité. Nous avons vu des enclos qu’on rebêchait la nuit au clair de lune, après les avoir bêchés tout le jour. L’intensité de l’exploitation, ainsi menée, en compense à ce point l’exiguïté qu’un arpent fait vivre une famille. La grande culture, avec ses machines perfectionnées et ses engrais artificiels, ne saurait atteindre à ce degré de productivité, là même où rien de lui manque, ni l’abondance du capital, ni l’intelligence de la direction ; et souvent elle en reste bien loin. Le gentleman farmer, anglais ou français, n’estpointàl’abri des mécomptes, on le sait ; et il est notoire que ceux de nos petits propriétaires qui n’étaient pas obérés ont mieux supporté que les grands le rude choc de la crise agricole. Les agronomes anglais sont aujourd’hui les premiers à le reconnaître, et ce n’est pas le seul point sur lequel ils ont eu à faire amende honorable. Ils avaient longtemps admis, comme si c’était un axiome, que la petite propriété ne pouvait se développer qu’au détriment de l’élevage ; or, de récentes enquêtes prouvent que, chez nos voisins du Nord et de l’Est, comme chez nous, les moindres exploitations sont celles qui proportionnellement portent le plus de bétail.

Là donc où il y a lutte engagée entre la grande et la petite propriété, chacune cherchant à dévorer l’autre, les chances sont d’ordinaire en faveur du morcellement. Mais les conflits de ce genre sont plus rares ; le champ de bataille, en tout cas, est plus localisé qu’on ne serait tenté de le croire, parce que, dans bien des directions, la nature elle-même a tracé des lignes de démarcation qui s’imposent aux deux camps. Les vastes espaces, plaines ou bois, qui séparent les unes des autres les agglomérations humaines appartiennent logiquement à la grande propriété, qui s’y est épanouie dès le principe et qui n’a pas à craindre de s’en voir de sitôt expulsée. La petite propriété, elle, se porte ailleurs ; elle rayonne autour des centres de population sous diverses formes également utiles, cultures maraîchères, maisonnettes, jardinets ; elle chemine le long de certaines vallées ; elle gravit certaines pentes. On la voit pulluler sur des terres privilégiées comme la Flandre et dans des régions tourmentées comme l’Auvergne, la Savoie, les Vosges. Elle prend ce qu’il y a de meilleur en fait de sol, parce que là quelques sillons suffisent pour fournir une récolte appréciable ; elle prend aussi ce qu’il y a de pire, parce que là le plus pauvre peut se faire sa part : il lui faudra y mettre, il est vrai, d’autant plus de travail qu’on lui aura pris moins d’argent ; mais ce travail sera pour lui un plaisir. Il est prêt à donner une semaine de son temps à chaque mètre carré de son bout de montagne ; il y construira, s’il le faut, vingt murs parallèles pour y suspendre vingt plates-bandes ; au besoin, il apportera sur son dos l’humus destine à prendre la place des cailloux retirés un à un. Un comptable trouverait l’entreprise ruineuse, les plus-values acquises restant toujours au-dessous des labeurs infinis qu’elles coûtent ; mais l’homme simple qui a fait de cette création le suprême intérêt de sa vie ne songe pas plus à se reprocher sa peine que la mère qui soigne son enfant. Et, s’il est heureux ainsi, pourquoi ne pas le laisser faire ?