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prime assez fidèlement les deux caractères ou les deux aspects de l’ouvrage. Il s’en faut, en effet, que Fauteur se réduise à traiter de la population au point de vue de la production, de la répartition et de la consommation des richesses. Il parle de tout un peu à propos de la, population (voy. ce mot), sujet comimode pour développer complaisamment ses jplans de réorganisation sociale. Le marquis de Mirabeau était d’ailleurs incapable d’assujettir à une méthode la marche capricieuse de ses pensées. Il écrivait d’inspiration, et se laissait aller au fil de l’eau, à la dérive. VAmi des hommes échappe à l’analyse. Rien ne ressemble moins à un traité en règle. L’auteur confesse en son avertissement qu’il a rassemblé — au moins dans les deux premières parties, l’ouvrage en a trois — « des morceaux épars et négligés qu’il avait laissé couler de sa plume ». Il était trop « bavard », selon le mot de Grimm, et par là gâtait les meilleures choses. Il y a bien du fatras et malheureusement trop peu de ces détails topiques que la plus belle rhétorique ne supplée pas.

Cependant on peut distinguer dans ce livre une théorie fondamentale à laquelle l’auteur ■prétend rapporter tout. Cette théorie, qui est, à ses yeux, l’essence de la doctrine économique, peut se résumer dans les trois propositions suivantes, telles qu’il les formule en sa conclusion :

° La vraie richesse ne consiste que dans la population ;

2° La population dépend de la subsistance ; 3° La subsistance ne se tire que de la terre. Il suit de là que tout dépend de l’agriculture. Elle est le premier des arts, lesquels ne valent que dans la mesure où ils concourent à son progrès. D’autre part, la mesure de la subsistance étant celle de la population, de ce postulat il tire cette conséquence que ce ne sont ni les guerres, ni les épidémies, ni les émigrations qui dépeuplent l’État. Plus vous faites rapporter à la terre et plus vous la peuplez, est une de ses maximes favorites. Quels sont donc, selon lui, les obstacles au développement de l’agriculture ? Ici nous rencontrons une opinion qui aurait lieu de surprendre chez cet esprit très féodal par maintes racines, si l’on ne savait déjà qu’il offre tous les contrastes. Ce seigneur de l’ancien régime, qui avait acheté le duché de Roquelaure dans une pensée d’agrandissement seigneurial, considère comme un des obstacles la grande propriété. Il rappelle le précepte agronomique de Virgile : Laudato ingentia rura, exiguum colito.... Est-ce bien toutefois le morcellement de la propriété, tel que nous l’entendons, qu’il avait en vue, ou le fractionnement de l’exploitation et la variété des cultures ? Il semble que le marquis de Mirabeau a entrevu là l’une des grandes vérités économiques dont la Révolution allait assurer le triomphe, plutôt qu’il ne l’a nettement discernée. Le préjugé féodal l’empêchait de la distinguer avec une clarté parfaite. Il ne s’élève pas à la conception de la propriété rurale démocratisée, affranchie des entraves du vieux droit coutumier, et passant libre aux mains du paysan qui retourne la glèbe. Pour lui, le propriétaire, c’est toujours le seigneur, le landlord. Un autre obstacle au progrès de l’agriculture est, dit-il, cette paresse, sœur du luxe des villes, qui préfère un intérêt fixe, que l’on « envoie recevoir par un barbet à l’échéance », aux soins laborieux que réclame l’exploitation d’un domaine. Le meilleur engrais, ce sont les pas da maître. Dans le panégyrique qu’il trace de la vie rurale, nous rencontrons cette plainte, qui est devenue, de nos jours, un lieu commun : « Les artisans se multiplient et meurent de faim, et la terre se dépeuple ; la campagne, cette source de la population, devient déserte : l’agriculture languit... »

On le voit, le marquis de Mirabeau procède du grand Sully, qui professait que pâturage et labourage sont les deux mamelles de la France. Dirons-nous de même qu’il procède des physiocrates et du docteur Quesnay (voy. ces mots), le chef de cette école ? Il est certain qu’il a été le disciple convaincu du docteur Quesnay. Il a adopté, avec une soumission presque inconcevable dans un esprit si absolu, les idées du chef des physiocrates. Il a fait le sacrifice de son indépendance et de son originalité de penseur, pour prendre docilement sa place dans la secte. Mais, notons-le, — ce point est capital, — lorsqu’il publia VAmi des hommes, il ne connaissait pas Quesnay, et Ton peut supposer qu’il perdit à le connaître. S’affilier à une secte est pour un esprit supérieur une épreuve critique. Le marquis de Mirabeau continua bien de publier sur les mêmes sujets d’autres ouvrages, tels que les Éléments de philosophie rurale ,les Économiques, et la Théorie de Vimpôt. Mais il n’était plus tout à fait lui-même. Il était devenu le néophyte et le porte-parole du docteur Quesnay. Il est allé ainsi jusqu’aux derniers jours de sa longue vie, philosophant et ratiocinant à outrance, la plume à la main, sur les principes de sa science favorite, accumulant pour son plaisir d’innombrables manuscrits. « Si ma main était de bronze, disait-il un jour, il y a longtemps qu’elle serait usée. » Car il fut proprement un improvisateur. Montesquieu avait mis vingt ans à composer V Esprit des