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société, qu’on en ralentirait l’appauvrissement ; qu’on empêcherait les hommes de la classe moyenne de tomber dans l’indigence, d’où ils ne pouvaient sortir par le travail ; car il faut bien se rappeler le principe fondamental des républiques militaires : le travail y déshonorait. L’opinion excusait le patricien romain d’avoir empoisonné et assassiné ; elle ne lui aurait pas pardonné d’exercer un commerce ou un métier. De là tout un système économique artificiel et contre nature.

A Rome, on trouve des dispositions somptuaires dans la loi même des Douze Tables. « Ne façonnez point, dit-elle, le bois qui doit servir au bûcher des morts. N’ayez point de pleureuses qui se déchirent les joues, point d’or, point de couronnes. » Jamais on n’obéit à ces défenses. La loi Oppia, portée presque aussitôt après l’établissement du tribunat, défendait aux matrones d’avoir plus d’une demi-once d’or, de porter des vêtements de couleur variée, et de se servir de voitures dans Rome. Bientôt, dès l’an 195 avant notre ère, l’abrogation de cette loi fut demandée, et appuyée par une émeute de femmes, décrite par Tite-Live. Malgré l’opposition de Caton qui, dans son discours, montra le rapport intime qui liait cette loi aux lois agraires, l’abrogation fut décrétée.

Quatorze ans plus tard, sous l’inspiration du même Caton, fut promulguée la loi OrGhia pour limiter la dépense des tables. Vingt ans après, la loi Fannia fut portée dans le même but. Elle fixait la dépense de table à 51 centimes par tête pour les jours ordinaires, à 1 fr. 53 pour dix jours par mois, et à 5 fr. 10 pour les jours de fêtes et de jeux. Défense d’admettre à sa table plus de trois convives étrangers, excepté trois fois par mois, les jours de foire et de marché ; défense de servir aux repas aucun oiseau, si ce n’est une seule poule non engraissée ; défense de consommer par an plus de quinze livres de viande fumée, etc. Bientôt le luxe des tables franchit ces limites étroites, et Sylla, Grassus, César, Antoine, portèrent successivement contre la gourmandise de nouveaux décrets.

est vrai que, par une rencontre singulière, 

la plupart de ces hommes qui faisaient des lois contre le luxe des tables ont marqué dans l’histoire par leurs excès. L’infamie des festins de Sylla, de Grassus, d’Antoine a retenti jusqu’à nous à travers les siècles et, si César fut moins adonné à la gourmandise que ces personnages fameux, il n’apporta pas moins de luxe dans les repas. Cette circonstance même prouve bien que tous ces hommes d’État, quel que fût le parti auquel ils tenaient, quels que fussent leurs goûts personnels, considéraient les lois somptuaires comme un remède politique en quelque sorte appliqué à un peuple malade. Ce n’était pas par respect pour les mœurs, par honnêteté privée, par vertu qu’ils recouraient aux lois somptuaires ; c’était pour conserver, s’il était encore possible, la race italienne, qui disparaissait rapidement sous la double action du paupérisme et des guerres civiles. Mais ce n’est point par des lois dédaignées de ceux même qui les font, par des moyens matériels, que l’on peut régler les dépenses privées ; c’est par l’opinion publique, par la religion, par les mœurs. Lorsque l’opinion publique est corrompue au point d’honorer le vol et de mépriser le travail ; lorsque toute religion est détruite ; lorsqu’il est honorable parmi les grands de manger et de boire outre mesure, de vomir pour manger de nouveau, les lois ne sauraient avoir aucune puissance. Aussi le luxe des tables fit-il encore, chose incroyable, des progrès sous les empereurs.

Les empereurs donc firent aussi des lois somptuaires, en même temps qu’ils offraient le spectacle des excès les plus scandaleux. Quelques-uns d’entre eux cependant donnèrent mieux que des lois, de grands exemples de sobriété et d’abstinence, mais sans résultat, sans pouvoir arrêter la société sur la pente où elle se précipitait. Il est aussi impossible de régler l’usage des richesses acquises par la conquête et le vol que celui des richesses acquises par le jeu. Les lois somptuaires furent inutiles dans toute l’antiquité. Tantôt éludées, tantôt ouvertement méprisées, elles n’arrêtèrent point les progrès du luxe, et ne retardèrent point la ruine des républiques militaires fondées sur l’égalité. Il nous semble toutefois que J.-B. Say les a traitées avec un peu trop de dédain dans le passage suivant, où il fait bien ressortir d’ailleurs la différence des lois somptuaires de l’antiquité et des lois somptuaires des États modernes :

« On a fait des lois somptuaires pour borner la dépense des particuliers chez les anciens et chez les modernes ; on en a fait sous des gouvernements républicains et sous des gouvernements monarchiques. On n’avait point en vue la prospérité de l’État ; car on ne savait point, on ne pouvait point savoir encore si de telles lois influent sur la richesse générale... On leur donnait pour prétexte la morale publique, partant de cette supposition que le luxe corrompt les mœurs ; mais le véritable motif n’a presque jamais été celui-là non plus. Dans les républiques, les lois somptuaires ont été rendues pour complaire aux classes pauvres, qui n’aimaient