Page:Say - Chailley - Nouveau dictionnaire d’économie politique, tome 2.djvu/173

Cette page n’a pas encore été corrigée

venue seule, sans le secours et l’aide d’aucune théorie et d’aucune société savante. Elle a poussé en terrain vierge, dans les espaces laissés libres par les ceintures de monopoles qui enserraient seulement les villes. et bourgs importants. La vieille organisation autoritaire était représentée, en ce pays, par des îlots, sortes de forteresses de féodalité industrielle, où Ton entretenait avec un soin jaloux les mesures les plus surannées. À côté, l’industrie libre grandissait sans gêne ni frein. C’est ce champ d’observation que parcourut et étudia Adam Smith, c’est de la comparaison pour ainsi dire matérielle de ces expérimentations offertes par l’histoire qu’il tira son livre de la Richesse des nations. En France, il en fut autrement. L’État, qui joue un rôle important chez nous, devait tenter par des réformes l’acclimatation de la liberté économique. Turgot, un élève des physïocrates, qui dépassa de beaucoup ses maîtres, établit dans la province du Limousin, dont il était intendant, la liberté du commerce des grains. C’était au fort d’une disette, et cette mesure préserva la province des maux qui sévirent sur le reste de la France. Devenu ministre, Turgot put croire un instant qu’il éviterait à son pays une crise terrible en opérant des réformes qui avaient précisément pour but la liberté économique. Il fut vite désabusé, et malgré ses belles et courageuses tentatives, il n’aboutit en réalité par les magnifiques préambules de ses ordonnances, qu’à répandre sans la faire accepter, Tidée de liberté du travail. La Révolution ne devait guère être plus heureuse. Dans le pêle-mêle des idées qui leur venaient du xvm e siècle, les hommes de la Révolution possédaient bien quelques notions des travaux des économistes et avaient, pour ainsi dire, encore sous les yeux les réformes administratives de Turgot, bien qu’elles eussent été effacées pas une réaction passagère. Mais ce qu’ils retinrent surtout des théories économiques, ce fut ce qui avait trait à l’égalité devant la loi. Occupés qu’ils étaient à fonder l’inviolabilité de la personne humaine, ils travaillèrent à établir la liberté matérielle, sensible à première vue. Aussi ne manquèrent-ils pas de proclamer la liberté du travail qui fut, malgré quelques doléances, acceptée et comprise dans son sens étroit, relatif au choix d’une profession, à la libre disposition que doit avoir l’individu de sa personne. Les idées des philosophes s’accordaient sur ce point avec celle des économistes. De ce côté, les réformes étaient favorisées par de longs siècles d’esclavage, de servage, de contrainte, de vexations de toutes sortes» L’opinion publique va, en effet, aux idées simples. La liberté des échanges apparut bien aussi comme une conséquence de la liberté en général, cette conséquence néanmoins ne se présentait pas avec une force aussi grande que celle de la liberté même de l’individu. Cette liberté des contrats était cependant contenue dans les quatre déclarations des droits où Ton proclamait l’égalité juridique. Elle ne fut pas aussi nettement comprise dans ses conséquences parce qu’elle présentait une idée plus complexe que la première. Seuls peut-être les commerçants de quelque importance etles juristes instruits, joints au petit nombre des économistes, virent clairement l’importance de ce principe d’où découlaient le contrat de prestation de travail et la liberté des contrats en général. Cette élite, à laquelle manquait l’audace et le nombre, allait trouver devant elle non seulement l’ignorance générale, et des préjugés de toute sorte, mais aussi des circonstances bien propres à faire échouer les projets libéraux qui donnaient aux sociétés un ordre nouveau.

Cet ordre nouveau, c’était l’établissement de la propriété individuelle, le droit pour chacun de s’engager librement, de vendre et d’acheter — sans obstacles artificiels, sans réglementation — du travail et des produits de ce travail. Le commerce devait donc être libre, et la France allait se trouver sous le régime introduit par Turgot dans le Limousin, et dont le Limousin s’était fort bien trouvé en des temps difficiles. Mais le personnel du commerce en France était peu nombreux et tenu en grande suscipion. Le préjugé du pacte de famine subsistait dans toute sa force, et l’opinion publique encore pleine des idées du régime qui s’écroulait, regardait l’administration et les bureaux du commerce comme bien plus propres que la liberté économique à assurer l’approvisionnement général. Cette suspicion contre le haut commerce, les mesures- jacobines prises contre la propriété en particulier, effrayèrent ceux que Ton appelait les spé* culateurs. Quelques-uns émigrèrent, les autres furent emportés par la tourmente révolutionnaire, et, à un certain moment, la France, entourée d’ennemis, en proie aux discordes des partis, se trouva sans personnel commercial pour l’approvisionner. L’idée de l’État commerçant qui n’était pas loin du reste, revintà l’esprit des gouvernants et l’administration du commerce, telle que l’avait à peu près faite Colbert, s’installa de nouveau, non seulement avec ses préjugés et sa vieille organisation, mais aussi avec une partie du personnel précédent. Voilà qui explique l’organisation si complète du socialisme d’État