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de cartes à jouer où trente ouvriers produisaient journellement quinze mille cinq cents cartes ; c’est-à-dire au delà de cinq cents cartes par chaque ouvrier, et l’on peut supposer que si chacun de ces ouvriers se trouvait obligé de faire à lui seul toutes les opérations, et en le supposant même exercé dans son art, il ne terminerait peut-être pas deux cartes dans un jour, et par conséquent les trente ouvriers, au lieu de quinze mille cinq cents cartes, n’en feraient que soixante. »

Enfin, M. Babbage a donné un exemple de coopération complexe qui prouve que ces arrangements du travail ne s’appliquent pas seulement aux travaux manuels, mais aussi à ceux de l’intelligence. « M. de Prony, dit-il, s’était engagé envers les comités de gouvernement à composer pour la division centésimale du cercle, des tables logarithmiques et trigonométriques qui non seulement ne laissassent rien à désirer, quant à l’exactitude, mais qui formassent le monument de calcul le plus vaste et le plus imposant qui eût jamais été exécuté ou conçu. Les logarithmes des nombres de un à deux cent mille formaient à ce travail un supplément nécessaire et exigé. Il fut aisé à M. de Prony de s’assurer que même en s’associant trois ou quatre habiles coopérateurs, la plus grande durée présumable de sa vie ne lui suffirait pas pour remplir ses engagements. lorsque se trouvant devant la boutique d’un marchand de livres, il aperçut la belle édition anglaise de Smith, donnée à Londres en 1776. Il ouvrit le livre au hasard et tomba sur le premier chapitre, qui traite de la division du travail et où la fabrication des épingles est citée pour exemple. » M. de Prony conçut alors l’idée de mettre les logarithmes en manufacture comme les épingles et de créer des ateliers spéciaux entre lesquels il diviserait les opérations diverses nécessaires à la confection des logarithmes. Il organisa trois sections. La première était chargée de rechercher, parmi les expressions analytiques d’une même fonction, celle qui pouvait s’adapter le plus facilement à des calculs numériques simples ; la seconde traduisait ces formules en chiffres la troisième, bien plus nombreuse que les deux autres, faisait les opérations arithmétiques indiquées et confectionnait les tables. Or, toujours d’après M. Babbage, « les neuf dixièmes des calculateurs de cette section ne savaient, en arithmétique, que les deux premières règles, les seules dont ils eussent besoin, et ceux-là furent trouvés ordinairement plus exacts dans leurs calculs que ceux qui avaient des connaissances plus étendues sur le sujet général de l’opération. »

L’on voit quel accroissement considérable de puissance productive donne la coopération complexe par le partage des occupations. Dans l’exemple de la fabrique d’épingles la coopération représente un coefficient de deux cent quarante ; dans celui des cartes à jouer, de deux cent cinquante-huit. Il est encore beaucoup plus élevé dans les ateliers de M. de Prony.

Les causes de cet accroissement prodigieux relèvent toutes de la loi de l’économie des forces. Elles sont les suivantes :

1° Un ouvrier habitué à répéter chaque jour la même opération acquiert une grande habileté de main et exécute son travail très rapidement. Le corps se façonne, en effet, au travail spécial qu’il accomplit presque continuellement. Les ouvriers typographes qui font la composition, les musiciens qui déchiffrent la musique à première vue, les cigarières qui roulent des cigares etc. etc., nous offrent des exemples de ce fait qu’on peut observer partout autour de soi.

2° Il y a économie de temps lorsqu’on ne passe pas d’une opération à une autre ; on évite ainsi la mise en train toujours plus ou moins longue, puis les déplacements pour prendre ou aller chercher de nouveaux outils. En certains cas, cependant, le changement d’occupation peut être utile. Souvent un travail nouveau soulage l’ouvrier. Un forgeron auquel on apporterait à chaque instant son fer chauffé à l’enclume, et qui serait obligé de marteler sans relâche, serait bien vite à bout de forces. Le temps qu’il passe à remuer son feu, à faire lui-même chauffer le fer, le repose du travail de la forge.

3° Chaque métier étant simplifié, l’apprentissage est moins long, le gaspillage des matières premières moins grand. L’ouvrier peut aussi, plus facilement, changer d’occupation et offrir son travail à des industries différentes.

4° Les pertes de temps sont épargnées aux outils comme aux hommes. Quand un serrurier travaille seul, il n’emploie que quelques outils à la fois. Un serrurier, pendant qu’il forge, laisse inoccupés son étau, ses limes, sa machine à percer, etc.

5° L’ouvrier, cherchant toujours à diminuer se peine, modifie les outils dont il se sert, les rend plus faciles à manier, ou encore va plus loin, perfectionne la machine qu’il conduit. « Il n’y a personne, dit Adam Smith, habitué à visiter les manufactures, à qui on n’ait fait voir une machine ingénieuse imaginée par quelque pauvre ouvrier pour abréger et faciliter sa besogne. »

6° La coopération complexe, enfin, permet