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sa famille. Il ne peut pas même choisir le jour qui lui conviendrait le mieux ; il faut qu’il attende celui du marché. Dès la veille, il se prépare pour sa course ; car il doit arriver de fort bonne heure au marché ; il met en ordre ses denrées et part de son village en chariot ou à pied. Il voyage toute la nuit, arrive de grand matin à la ville, y reste jusqu’au milieu du jour et même plus tard, pour effectuer sa vente, repart et rentre chez lui le soir, excédé de fatigue. Voilà deux jours entiers de perdus pour l’économie rurale, qui ne permet pas un seul moment de relâche et qui réclame à tout instant l’exécution d’un travail utile. Le lendemain encore, à quoi pourront s’occuper hommes et bêtes, fatigués de la course ? Supposons que vingt femmes d’un village, chacune chargée d’une couple de poulets, d’une douzaine d’œufs, de quelques livres de beurre et de quelques fromages, se rendent au marché. Pendant tout le temps qu’elles passeront ainsi hors de leur ménage, que de travaux n’auraient-elles pas pu faire aux champs, au jardin, dans les étables et dans l’intérieur de leur maison ? Elles y auraient filé ou tricoté des bas pour leurs enfants, qui, maintenant, courent nu-pieds au préjudice de leur santé et qui, par là-même, prouvent clairement la misère qui règne dans le village. Une brouette, un cheval, un prétendu accapareur auraient suffi pour transporter à la ville le chargement de vingt hottes et auraient épargné deux jours de peines et de fatigues à vingt ménages. Souvent même le chariot des paysans qui se rendent en ville ne contient pas, à beaucoup près, une charge complète ; et chacun d’eux n’ayant ainsi que quelques boisseaux de grains sur sa voiture, il faut dix hommes et vingt chevaux pour le transport de quelques muids de blé. Un accapareur eût facilement pu les charger sur un seul chariot ; et il aurait encore épargné deux jours d’absence à dix hommes et à vingt chevaux enlevés aux soins et aux travaux nécessaires de l’agriculture. L’assertion que le regrattier ou l’accapareur enlève à ces gens de la campagne leurs denrées dans le moment même où ils manquent d’argent, est sans fondement et dénuée de sens. Si le paysan vendait à cause de la pénurie d’argent dans laquelle il se trouverait, ce ne serait incontestablement qu’afin de se tirer d’embarras. Or, imagine-t-on qu’il lui serait plus avantageux de rester dans cet embarras ? D’ailleurs, si le marchand offre trop peu, le paysan ne manquera pas de se rendre lui-même au marché. Il est vrai qu’en général le marchand achètera moins cher au paysan que le paysan n’aurait vendu au marché ; mais cela est fort naturel, puisqu’il prend sur lui le transport, le temps et l’embarras de la vente, et qu’il fait ainsi retrouver au paysan deux jours de travail, qui valent bien mieux pour lui que ce qu’il aurait obtenu de plus au marché. L’existence des marchands regrattiers ne fait pas davantage renchérir les denrées pour les habitants des villes ; car si leur bénéfice est considérable, au lieu de dix il s’en rencontrera bientôt vingt, qui chercheront à vendre au rabais les uns des autres. Dans les campagnes, ils s’efforceront de s’enlever réciproquement les vendeurs, en offrant les plus hauts prix possibles. Dans les villes, ils chercheront à attirer les acheteurs, en donnant à aussi bas prix qu’ils pourront le faire. D’ailleurs, l’habitant des villes est bien aussi obligé de payer, au paysan qui vient lui vendre lui-même ses denrées au marché, les frais de voyage et de transport. Or, quand devra-t-il payer meilleur marché ? Sera-ce lorsque les marchandises qu’un seul marchand aurait transportées, avec quatre chevaux, auront été transportées par dix hommes et vingt chevaux ? Sous tous les rapports donc rien n’est plus avantageux que le prétendu accaparement si généralement détesté[1]. »

L’interposition des accapareurs entre le producteur et le consommateur est, comme on voit, un progrès manifeste de la division du travail. Il est presque superflu d’ajouter que les accaparements, c’est-à-dire les approvisionnements accumulés par les marchands de grains, fournissent les moyens les plus sûrs d’égaliser les prix, dans l’espace et dans le temps, de reporter le superflu d’un pays où la récolte a été bonne dans un pays où la récolte a été mauvaise, et d’une année d’abondance dans une année de disette.

Les recensements des récoltes, ordonnés aux époques de disette, n’ont jamais produit de bons résultats. Comme le faisait remarquer, avec raison, le ministre Roland dans sa Lettre à la Convention nationale, ces recensements reposent sur des déclarations que des motifs de toute nature, la mauvaise foi des uns, la crainte des autres, contribuent à rendre inexactes. Or, si ces déclarations sont au-dessous de la vérité, quel champ ouvert aux inquiétudes et aux fausses spéculations ! Et si elles sont exagérées, ne doivent-elles pas engendrer une fausse sécurité plus funeste encore que des inquiétudes mal fondées ? N’a-t-on pas vu, en 1846, par exemple, un ministre du commerce, M. Cunin-Gridaine, se fiant aux renseignements recueillis à la hâte par les préfets, annoncer que rien ne faisait pressentir un déficit dans la récolte, et recevoir des faits un cruel démenti ? En général, le com-

  1. Économie politique de Schmalz, traduction de Henry Jouffroy, t. II, p. 73.