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dans la syllabe suivante ; le protogermanique offrait *daupyan, *fōlyan, mais *stautan. Au seuil de la période littéraire, vers 800, ce y s’affaiblit à tel point que l’écriture n’en conserve aucun souvenir pendant trois siècles ; pourtant il avait laissé une trace légère dans la prononciation ; et voici que vers 1180, comme on l’a vu plus haut, il reparaît miraculeusement sous forme d’ « umlaut » ! Ainsi sans le secours de l’écriture, cette nuance de prononciation s’était exactement transmise.

La langue a donc une tradition orale indépendante de l’écriture, et bien autrement fixe ; mais le prestige de la forme écrite nous empêche de le voir. Les premiers linguistes s’y sont trompés, comme avant eux les humanistes. Bopp lui-même ne fait pas de distinction nette entre la lettre et le son ; à le lire, on croirait qu’une langue est inséparable de son alphabet. Ses successeurs immédiats sont tombés dans le même piège ; la graphie th de la fricative þ a fait croire à Grimm, non seulement que ce son est double, mais encore que c’est une occlusive aspirée ; de là la place qu’il lui assigne dans sa loi de mutation consonantique ou « Lautverschiebung » (voir p. 199). Aujourd’hui encore des hommes éclairés confondent la langue avec son orthographe ; Gaston Deschamps ne disait-il pas de Berthelot « qu’il avait préservé le français de la ruine » parce qu’il s’était opposé à la réforme orthographique ?

Mais comment s’explique ce prestige de l’écriture ?

1o D’abord l’image graphique des mots nous frappe comme un objet permanent et solide, plus propre que le son à constituer l’unité de la langue à travers le temps. Ce lien a beau être superficiel et créer une unité purement factice : il est beaucoup plus facile à saisir que le lien naturel, le seul véritable, celui du son.

2o Chez la plupart des individus les impressions visuelles sont plus nettes et plus durables que les impressions acoustiques ; aussi s’attachent-ils de préférence aux pre-