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en face d’un dilemme : ou bien ignorer la relation, pourtant évidente, qui unit cheval à chevaux, mwa à mwaz, etc., et dire que ce sont des mots différents, — ou bien, au lieu d’unités concrètes, se contenter de l’abstraction qui réunit les diverses formes du même mot. Il faut chercher l’unité concrète ailleurs que dans le mot. Du reste beaucoup de mots sont des unités complexes, où l’on distingue aisément des sous-unités (suffixes, préfixes, radicaux) ; des dérivés comme désir-eux, malheur-eux se divisent en parties distinctes dont chacune a un sens et un rôle évidents. Inversement il y a des unités plus larges que les mots : les composés (porte-plume), les locutions (s'il vous plaît), les formes de flexion (il a été), etc. Mais ces unités opposent à la délimitation les mêmes difficultés que les mots proprement dits, et il est extrêmement difficile de débrouiller dans une chaîne phonique le jeu des unités qui s’y rencontrent et de dire sur quels éléments concrets une langue opère.

Sans doute les sujets parlants ne connaissent pas ces difficultés ; tout ce qui est significatif à un degré quelconque leur apparaît comme un élément concret, et ils le distinguent infailliblement dans le discours. Mais autre chose est de sentir ce jeu rapide et délicat des unités, autre chose d’en rendre compte par une analyse méthodique.

Une théorie assez répandue prétend que les seules unités concrètes sont les phrases : nous ne parlons que par les phrases, et après coup nous en extrayons les mots. Mais d’abord jusqu’à quel point la phrase appartient-elle à la langue (voir p. 172) ? Si elle relève de la parole, elle ne saurait passer pour l’unité linguistique. Admettons cependant que cette difficulté soit écartée. Si nous nous représentons l’ensemble des phrases susceptibles d’être prononcées, leur caractère le plus frappant est de ne pas se ressembler du tout entre elles. Au premier abord on est tenté d’assimiler l’immense diversité des phrases à la diversité non moins grande des individus qui composent une