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à cheval sur deux domaines, parce qu'elle n'a pas su distinguer nettement entre les états et les successivités.

Après avoir accordé une trop grande place à l'histoire, la linguistique retournera au point de vue statique de la grammaire traditionnelle, mais dans un esprit nouveau et avec d'autres procédés, et la méthode historique aura contribué à ce rajeunissement ; c'est elle qui, par contre-coup, fera mieux comprendre les états de langue. L'ancienne grammaire ne voyait que le fait synchronique ; la linguistique nous a révélé un nouvel ordre de phénomènes ; mais cela ne suffit pas ; il faut faire sentir l'opposition des deux ordres pour en tirer toutes les conséquences qu'elle comporte.

§ 3.

La dualité interne illustrée par des exemples.

L'opposition entre les deux points de vue — synchronique et diachronique — est absolue et ne souffre pas de compromis. Quelques faits nous montreront en quoi consiste cette différence et pourquoi elle est irréductible.

Le latin crispus, « ondulé, crêpé », a fourni au français un radical crép-, d'où les verbes crépir « recouvrir de mortier », et décrépir, « enlever le mortier ». D'autre part, à un certain moment, on a emprunté au latin le mot dēcrepitus, « usé par l'âge », dont on ignore l'étymologie, et on en a fait décrépit. Or il est certain qu'aujourd'hui la masse des sujets parlants établit un rapport entre « un mur décrépi » et « un homme décrépit », bien qu'historiquement ces deux mots n'aient rien à faire l'un avec l'autre ; on parle souvent de la façade décrépite d'une maison. Et c'est un fait statique, puisqu'il s’agit d'un rapport entre deux termes coexistants dans la langue. Pour qu'il se produise, le concours de certains phénomènes d'évolution a été nécessaire ; il a fallu que crisp- arrive à se prononcer crép-, et qu'à un certain moment on emprunte un mot nouveau au latin : ces