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Depuis que la linguistique moderne existe, on peut dire qu’elle s’est absorbée tout entière dans la diachronie. La grammaire comparée de l’indo-européen utilise les données qu’elle a en mains pour reconstruire hypothétiquement un type de langue antécédent ; la comparaison n’est pour elle qu’un moyen de reconstituer le passé. La méthode est la même dans l’étude particulière des sous-groupes (langues romanes, langues germaniques, etc.) ; les états n’interviennent que par fragments et d’une façon très imparfaite. Telle est la tendance inaugurée par Bopp ; aussi sa conception de la langue est-elle hybride et hésitante.

D’autre part, comment ont procédé ceux qui ont étudié la langue avant la fondation des études linguistiques, c’est-à-dire les « grammairiens » inspirés par les méthodes traditionnelles ? Il est curieux de constater que leur point de vue, sur la question qui nous occupe, est absolument irréprochable. Leurs travaux nous montrent clairement qu’ils veulent décrire des états ; leur programme est strictement synchronique. Ainsi la grammaire de Port-Royal essaie de décrire l’état du français sous Louis XIV et d’en déterminer les valeurs. Elle n’a pas besoin pour cela de la langue du moyen âge ; elle suit fidèlement l’axe horizontal (voir p. 115) sans jamais s’en écarter ; cette méthode est donc juste, ce qui ne veut pas dire que son application soit parfaite. La grammaire traditionnelle ignore des parties entières de la langue, telle que la formation des mots ; elle est normative et croit devoir édicter des règles au lieu de constater des faits ; les vues d’ensemble lui font défaut ; souvent même elle ne sait pas distinguer le mot écrit du mot parlé, etc.

On a reproché à la grammaire classique de n’être pas scientifique ; pourtant sa base est moins critiquable et son objet mieux défini que ce n’est le cas pour la linguistique inaugurée par Bopp. Celle-ci, en se plaçant sur un terrain mal délimité, ne sait pas exactement vers quel but elle tend. Elle est