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ailleurs, et que la langue s’altère, ou plutôt évolue, sous l’influence de tous les agents qui peuvent atteindre soit les sons soit les sens. Cette évolution est fatale ; il n’y a pas d’exemple d’une langue qui y résiste. Au bout d’un certain temps on peut toujours constater des déplacements sensibles.

Cela est si vrai que ce principe doit se vérifier même à propos des langues artificielles. Celui qui en crée une la tient en main tant qu’elle n’est pas en circulation ; mais dès l’instant qu’elle remplit sa mission et devient la chose de tout le monde, le contrôle échappe. L’espéranto est un essai de ce genre ; s’il réussit, échappera-t-il à la loi fatale ? Passé le premier moment, la langue entrera très probablement dans sa vie sémiologique ; elle se transmettra par des lois qui n’ont rien de commun avec celles de la création réfléchie, et l’on ne pourra plus revenir en arrière. L’homme qui prétendrait composer une langue immuable, que la postérité devrait accepter telle quelle, ressemblerait à la poule qui a couvé un œuf de canard : la langue créée par lui serait emportée bon gré mal gré par le courant qui entraîne toutes les langues.

La continuité du signe dans le temps, lié à l’altération dans le temps, est un principe de la sémiologie générale ; on en trouverait la confirmation dans les systèmes d’écriture, le langage des sourds-muets, etc.

Mais sur quoi se fonde la nécessité du changement ? On nous reprochera peut-être de n’avoir pas été aussi explicite sur ce point que sur le principe de l’immutabilité : c’est que nous n’avons pas distingué les différents facteurs d’altération ; il faudrait les envisager dans leur variété pour savoir jusqu’à quel point ils sont nécessaires.

Les causes de la continuité sont a priori à la portée de l’observateur ; il n’en est pas de même des causes d’altération à travers le temps. Il vaut mieux renoncer provisoirement à en rendre un compte exact et se borner à parler en