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régulièrement une boîte de thon, qui coûte plus cher. Et si l’on désire une autre boîte de thon, il rapporte automatiquement une boîte de sardines, parce qu’il n’y a plus de thon à la kantine, et comme par hasard les sardines coûtent plus cher maintenant que le thon. La désinvolture de Fritz est désarmante. Nous avons beau protester. Fritz nous rend en pièces allemandes la monnaie de nos billets français, et il se contente de sourire. Fritz n’est après tout que le premier mercanti boche avec qui nous ayons contact. Il est indispensable. Il en profite.

D’une complaisance que rien ne lasse, il irait volontiers cent fois par jour à cette chère kantine où sa solde doit s’augmenter de pourboires sérieux. Il va nous chercher tout ce que nous souhaitons, à condition bien entendu de ne souhaiter que des choses possibles. Ainsi Fritz nous procure peu à peu quelques boîtes de conserve de provenance hollandaise, du fromage, des boîtes de cigarettes où un foin insipide fait office de tabac, mais dont le papier à l’un de ses bouts est enrichi d’or ; et enfin, du sucre. Cela peut paraître surprenant, et cela nous surprit. Jusqu’à cette heure, nous n’avions trouvé nulle part la moindre trace de ce trésor. Et voilà que Fritz nous déterre du sucre, de bon et beau sucre, au prix ahurissant de soixante-dix pfennigs le kilogramme. Qu’est-ce que cela signifie ? Et faut-il voir là aussi une manœuvre sournoise des Allemands pour nous démoraliser et nous faire croire qu’on est loin de connaître en Bochie la misère que l’on chante en France sur tous les toits et dans toutes les feuilles ? J’essaye d’interroger Fritz. Fritz est impénétrable, et il me renvoie à son feldwebel.