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le purgatoire

Mercanti, et rien de plus, il ne se souciait pas de contenter sa clientèle. Il savait bien que la clientèle ne lui échapperait pas, et il ne se gênait pas pour nous témoigner sa mauvaise humeur, quand elle le tenait. Or, sa mauvaise humeur nous était précieuse. Cet homme nous servait de baromètre. Le matin, il arrivait au camp avec une gazette régionale qui nous apportait les nouvelles les plus récentes. Quelques officiers adroits se faufilaient au bar, sans dessein suspect. L’attitude de l’adipeux mercanti les renseignait immédiatement sur l’état de l’atmosphère. S’il leur prêtait son journal, c’est que le communiqué allemand chantait victoire. S’il ne le leur offrait pas, s’il avait la mine renfrognée, nos camarades étaient contraints de le manœuvrer pour lui arracher l’aveu qui le contristait et qui nous réjouissait d’autant. Ces jours-là, il était dur à la détente ; mais, une fois décliqué, il se soulageait comme après une beuverie et, emporté par l’élan, il lâchait devant des officiers français toutes ses craintes personnelles et tous les bruits fâcheux qui couraient parmi la population civile et militaire de Vöhrenbach. Et l’on se pressait à son comptoir, bien plus pour s’enivrer de ses paroles que pour vider un bock de bière insipide ou un verre de ses vins artificiels.

Où ces scènes de jérémiades devenaient épiques, c’est lorsque s’y mêlait le chef cuisinier de l’établissement. Celui-là, si j’ose employer cette expression, il valait dix. Physiquement, il ressemblait au patron du bar, comme le censeur de Mayence ressemblait au censeur de Vöhrenbach. Gros et gras et large d’épaules, la figure épanouie et confite en satisfaction de soi-