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C’étaient là de belles raisons ; mais Valentine, habituée à regarder ses devoirs comme faciles à remplir, ne croyait pas qu’un sentiment mortel à ces devoirs pût naître en elle.






XIV


Bénédict regardait d’abord l’image de Valentine avec calme ; peu à peu une sensation pénible, plus prompte et plus vive que celle qu’elle éprouvait elle-même, le força de changer de place et d’essayer de s’en distraire. Il reprit ses filets et les jeta de nouveau, mais il ne put rien prendre ; il était distrait. Ses yeux ne pouvaient pas se détacher de ceux de Valentine ; soit qu’il se penchât sur l’escarpement de la rivière, soit qu’il se hasardât sur les pierres tremblantes ou sur les grès polis et glissants, il surprenait toujours le regard de Valentine qui l’épiait, qui le couvait pour ainsi dire avec sollicitude. Valentine ne savait pas dissimuler, elle ne croyait pas en cette circonstance avoir le moindre motif pour le faire ; Bénédict palpitait fortement sous ce regard si naïf et si affectueux. Il était fier pour la première fois de sa force et de son courage. Il traversa une écluse que le courant franchissait avec furie, en trois sauts il fut à l’autre bord. Il se retourna ; Valentine était pâle : Bénédict se gonfla d’orgueil.

Et puis, comme elles revenaient à la ferme par un long détour à travers les prés, et marchaient toutes trois devant lui, il réfléchit un peu. Il se dit que de toutes les folies qu’il pût faire, la plus misérable, la plus fatale au repos de sa vie, serait d’aimer mademoiselle de Raimbault. Mais l’aimait-il donc ?

— Non ! se dit Bénédict en haussant les épaules, je ne suis pas si fou ; cela n’est pas. Je l’aime aujourd’hui, comme je l’aimais hier, d’une affection toute fraternelle, toute paisible…

Il ferma les yeux sur tout le reste, et, rappelé par un regard de Valentine, il doubla le pas et se rapprocha d’elle, résolu de savourer le charme qu’elle savait répandre autour d’elle, et qui ne pouvait pas être dangereux.

La chaleur était si forte que ces trois femmes délicates furent forcées de s’asseoir en chemin. Elles se mirent au frais dans un enfoncement qui avait été un bras de la rivière, et qui, desséché depuis peu, nourrissait une superbe végétation d’osiers et de fleurs sauvages. Bénédict, écrasé sous le poids de son filet garni de plomb, se jeta par terre à quelques pas d’elles. Mais au bout de cinq minutes toutes trois étaient autour de lui, car toutes trois l’aimaient : Louise avec une ardente reconnaissance à cause de Valentine, Valentine (au moins elle le croyait) à cause de Louise, et Athénaïs à cause d’elle-même.

Mais elles ne furent pas plus tôt installées auprès de lui, alléguant qu’il y avait là plus d’ombrage, que Bénédict se traîna plus près de Valentine, sous prétexte que le soleil gagnait de l’autre côté. Il avait mis le poisson dans son mouchoir, et s’essuyait le front avec sa cravate.

— Cela doit être agréable, lui dit Valentine en le raillant, une cravate de taffetas ! J’aimerais autant une poignée de ces feuilles de houx.

— Si vous étiez une personne humaine, vous auriez pitié de moi au lieu de me critiquer, répondit Bénédict.

— Voulez-vous mon fichu ? dit Valentine ; je n’ai que cela à vous offrir.

Bénédict tendit la main sans répondre. Valentine détacha le foulard qu’elle avait autour du cou.

— Tenez, voici mon mouchoir, dit Athénaïs vivement, en jetant à Bénédict un petit carré de batiste brodé et garni de dentelle.

— Votre mouchoir n’est bon à rien, répondit Bénédict en s’emparant de celui de Valentine avant qu’elle eût songé à le lui retirer.

Il ne daigna même pas ramasser celui de sa cousine, qui tomba sur l’herbe à côté de lui. Athénaïs, blessée au cœur, s’éloigna et reprit en boudant le chemin de la ferme. Louise, qui comprenait son chagrin, courut après elle pour la consoler, pour lui démontrer combien cette jalousie était une ridicule pensée ; et, pendant ce temps, Bénédict et Valentine,