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— En ce cas, j’espère être instruit demain de ce qui intéresse madame.

Le lendemain, vers six heures du matin, au moment où l’Angélus sonnait au fond de la vallée et où le soleil enluminait tous les toits d’alentour, Joseph se dirigea vers la partie du pays la plus déserte, et en même temps la mieux cultivée ; c’était sur les terres de Raimbault, terres considérables et fertiles, jadis vendues comme biens nationaux, rachetées sous l’empire par la dot de mademoiselle Chignon, fille d’un riche manufacturier, que le général comte de Raimbault avait épousée en secondes noces. L’empereur aimait à unir les anciens noms aux nouvelles fortunes : ce mariage s’était conclu sous son influence suprême ; et la nouvelle comtesse avait bientôt dépassé dans son cœur tout l’orgueil de la vieille noblesse qu’elle haïssait, et dont cependant elle avait voulu à tout prix obtenir les honneurs et les titres.

Joseph avait sans doute tissé une fable bien savante pour se présenter à la ferme sans effaroucher personne. Il avait dans son sac bien des tours de Scapin pour abuser de la simplicité des habitants ; mais, par malheur, la première personne qu’il rencontra à cent pas de la ferme fut Bénédict, homme bien plus fin, bien plus méfiant que lui. Le jeune homme se souvint aussitôt de l’avoir vu quelque temps auparavant à une autre fête de village, où, quoi qu’il portât fort bien son habit noir, bien qu’il affectât des manières de supériorité sur les fermiers qui prenaient de la bière avec lui, il avait été persiflé et humilié comme un vrai laquais qu’il était. Aussitôt Bénédict comprit qu’il fallait écarter de la ferme ce témoin dangereux, et, s’emparant de lui avec force politesses ironiques, il le força d’aller visiter avec lui une vigne située à quelque distance. Il affecta de le croire, sur sa parole, homme de confiance et régisseur du château, et feignit une grande disposition au bavardage. Joseph abusa bien vite de l’occasion, et, au bout de dix minutes, ses intentions et ses projets devinrent clairs comme le jour pour Bénédict. Alors celui-ci se tint sur ses gardes, et le désabusa de ses doutes relativement à Louise avec un air de candeur dont Joseph fut parfaitement dupe. Cependant Bénédict comprit que ce n’était pas assez, qu’il fallait se débarrasser entièrement des intentions malfaisantes de ce mouchard, et il retrouva tout à coup dans sa mémoire un moyen de le dominer.

— Parbleu, monsieur Joseph ! lui dit-il, je suis fort aise de vous avoir rencontré. J’avais précisément à vous communiquer une affaire intéressante pour vous.

Joseph ouvrit deux larges oreilles, de ces oreilles de laquais, profondes, mobiles, habiles à saisir, vigilantes à conserver ; de ces oreilles où rien ne se perd, où tout se retrouve.

— M. le chevalier de Trigaud, continua Bénédict, ce gentilhomme campagnard qui demeure à trois lieues d’ici, et qui fait un si énorme massacre de lièvres et de perdrix qu’on n’en trouve plus là où il a passé, me disait avant-hier (nous venions précisément de tuer dans les buissons une vingtaine de cailles vertes ; car le bon chevalier est braconnier comme un garde-chasse), il disait donc avant hier qu’il serait bien aise d’avoir un homme intelligent comme vous à son service…

— M. le chevalier de Trigaud a dit cela ? repartit l’auditeur ému.

— Sans doute, reprit Bénédict. C’est un homme riche, libéral, insouciant, ne se mêlant de rien, n’aimant que la chasse et la table, sévère à ses chiens, doux à ses serviteurs, ennemi des embarras domestiques, volé depuis qu’il est au monde, volable s’il en fut. Une personne qui aurait, comme vous, reçu une certaine instruction, qui tiendrait ses comptes, qui réformerait les abus de sa maison, et qui ne le contrarierait pas au sortir de table, pourrait à jeun obtenir tout de son humeur facile, régner en prince chez lui, et gagner quatre fois autant que chez madame la comtesse de Raimbault. Or, tous ces avantages sont à votre disposition, monsieur Joseph, si vous voulez, de ce pas, aller vous présenter au chevalier.

— J’y vais au plus vite ! s’écria Joseph, qui connaissait fort bien la place et qui la savait bonne.