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Elle lui ouvrit doucement la porte du verger, et l’embrassa encore sur le seuil.

— Te souviens-tu, lui dit-il tout bas, que tu m’as donné ici ton premier baiser sur le front ?…

— À demain ! lui répondit-elle.

Elle avait à peine regagné sa chambre qu’un cri profond et terrible retentit dans le verger ; ce fut le seul bruit ; mais il fut horrible, et toute la maison l’entendit.

En approchant de la ferme, Pierre Blutty avait vu de la lumière dans la chambre de sa femme, qu’il ne savait pas être occupée par Valentine. Il avait vu passer distinctement deux ombres sur le rideau, celle d’un homme et celle d’une femme ; plus de doutes pour lui. En vain Simonneau avait voulu le calmer ; désespérant d’y parvenir et craignant d’être inculpé dans une affaire criminelle, il avait pris le parti de s’éloigner. Blutty avait vu la porte s’entr’ouvrir, un rayon de lumière qui s’en échappait lui avait fait reconnaître Bénédict ; une femme venait derrière lui, il ne put voir son visage parce que Bénédict le lui cacha en l’embrassant ; mais ce ne pouvait être qu’Athénaïs. Le malheureux jaloux dressa alors sa fourche de fer au moment où Bénédict, voulant franchir la clôture du verger, monta sur le mur en pierres sèches à l’endroit qui portait encore les traces de son passage de la veille ; il s’élança pour sauter et se jeta sur l’arme aiguë ; les deux pointes s’enfoncèrent bien avant dans sa poitrine, et il tomba baigné dans son sang.

À cette même place, deux ans auparavant, il avait soutenu Valentine dans ses bras la première fois qu’elle était venue furtivement à la ferme pour voir sa sœur.

Une rumeur affreuse s’éleva dans la maison à la vue de ce crime ; Blutty s’enfuit et s’alla remettre à la discrétion du procureur du roi. Il lui raconta franchement l’affaire : l’homme était son rival, il avait été assassiné dans le jardin du meurtrier ; celui-ci pouvait se défendre en assurant qu’il l’avait pris pour un voleur. Aux yeux de la loi il devait être acquitté ; aux yeux du magistrat auquel il confiait avec franchise la passion qui l’avait fait agir et le remords qui le déchirait, il trouva grâce. Il fût résulté des débats un horrible scandale pour la famille Lhéry, la plus nombreuse et la plus estimée du département. Il n’y eut point de poursuites contre Pierre Blutty.

On apporta le cadavre dans la salle.

Valentine recueillit encore un sourire, une parole d’amour et un regard vers le ciel. Il mourut sur son sein.

Alors elle fut entraînée dans sa chambre par Lhéry, tandis que madame Lhéry emmenait de son côté Athénaïs évanouie.

Louise, pâle, froide, et conservant toute sa raison, toutes ses facultés pour souffrir, resta seule auprès du cadavre.

Au bout d’une heure Lhéry vint la rejoindre.

— Votre sœur est bien mal, lui dit le vieillard consterné. Vous devriez aller la secourir. Je remplirai, moi, le triste devoir de rester ici.

Louise ne répondit rien, et entra dans la chambre de Valentine.

Lhéry l’avait déposée sur son lit. Elle avait la face verdâtre ; ses yeux rouges et ardents ne versaient pas de larmes. Ses mains étaient roidies autour de son cou ; une sorte de râle convulsif s’exhalait de sa poitrine.

Louise, pâle aussi, mais calme en apparence, prit un flambeau et se pencha vers sa sœur.

Quand ces deux femmes se regardèrent, il y eut entre elles comme un magnétisme horrible. Le visage de Louise exprimait un mépris féroce, une haine glaciale ; celui de Valentine, contracté par la terreur, cherchait vainement à fuir ce terrible examen, cette vengeresse apparition.

— Ainsi, dit Louise en passant sa main furieuse dans les cheveux épars de Valentine, comme si elle eût voulu les arracher, c’est vous qui l’avez tué !

— Oui, c’est moi ! moi ! moi ! bégaya Valentine hébétée.

— Cela devait arriver, dit Louise. Il l’a voulu ; il s’est attaché à votre destinée, et vous l’ayez perdu ! Eh bien ! achevez votre tâche, prenez aussi ma vie ; car ma vie, c’était la sienne, et moi je ne lui survivrai pas ! Savez-vous quel double coup vous avez frappé ? Non, vous ne vous flattiez pas d’avoir fait tant de mal ! Eh bien ! triomphez ! Vous m’avez supplantée, vous m’avez rongé le cœur tous les jours de votre vie, et vous venez d’y enfoncer le couteau. C’est bien ! Valentine, vous avez complété l’œuvre de votre race. Il était écrit que de votre famille sortiraient pour moi tous les maux. Vous avez été la fille de votre mère, la fille de votre père, qui savait, lui aussi, faire si bien couler le sang ! C’est vous qui m’avez attirée dans ces lieux, que je ne devais jamais revoir, vous qui, comme un basilic, m’y avez fascinée et attachée afin d’y dévorer mes entrailles à votre aise. Ah ! vous ne savez pas comme vous m’avez fait souffrir ! Le succès a dû passer votre attente. Vous ne savez pas comme je l’aimais, cet homme qui est mort ! mais vous lui aviez jeté un charme, et il ne voyait plus clair autour de lui. Oh ! je l’aurais rendu heureux, moi ! Je ne l’aurais pas torturé comme vous avez fait ! Je lui aurais sacrifié une vaine gloire et d’orgueilleux principes. Je n’aurais pas fait de sa vie un supplice de tous les jours. Sa jeunesse, si belle et si suave, ne se serait pas flétrie sous mes caresses égoïstes ! Je ne l’aurais pas condamné à