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quelquefois ! Tenez, Bénédict, prenez garde à moi, il y a des jours où je suis tenté de vous assassiner.

— Malheureux enfant ! s’écria Bénédict en lui saisissant fortement le bras ; vous osez nourrir un pareil sentiment pour celle que vous devriez respecter comme votre mère !

— Comme ma mère, reprit-il avec un sourire triste ; elle serait bien jeune, ma mère !

— Grand Dieu ! dit Bénédict consterné, que dira Valentine ?

— Valentine ! Et que lui importe ? D’ailleurs, pourquoi n’a-t-elle pas prévu ce qui arriverait ? Pourquoi a-t-elle permis que chaque soir nous réunît sous ses yeux ? Et vous-même pourquoi m’avez-vous pris pour le confident et le témoin de vos amours ? Car vous l’aimez, maintenant je ne puis m’y tromper. Hier, je vous ai suivi, vous alliez à la ferme, et je ne suppose point que vous y alliez si secrètement pour voir ma mère ou ma tante. Pourquoi vous en cacheriez-vous ?

— Ah ça, que voulez-vous donc dire ? s’écria Bénédict dégagé d’un poids énorme ; vous me croyez amoureux de ma cousine ?

— Qui ne le serait ? répondit le jeune homme avec un naïf enthousiasme.

— Viens, mon enfant, dit Bénédict en le pressant contre sa poitrine. Crois-tu à la parole d’un ami ? Eh bien ! je te jure sur l’honneur que je n’eus jamais d’amour pour Athénaïs, et que je n’en aurai jamais. Es-tu content maintenant ?

— Serait-il vrai ? s’écria Valentin en l’embrassant avec transport ; mais, en ce cas, que vas-tu donc faire à la ferme ?

— M’occuper, répondit Bénédict embarrassé, d’une affaire importante pour l’existence de madame de Lansac. Forcé de me cacher pour ne pas rencontrer Blutty, avec lequel je suis brouillé, et qui pourrait à juste titre s’offenser de ma présence chez lui, je prends quelques précautions pour parvenir auprès de ma tante. Ses intérêts exigent tous mes soins… C’est une affaire d’argent que tu comprendrais peu… Que t’importe, d’ailleurs ? Je te l’expliquerai plus tard, il faut que je parte.

— Il suffit, dit Valentin ; je n’ai pas d’explication à vous demander. Vos motifs ne peuvent être que nobles et généreux. Mais permets-moi de t’accompagner, Bénédict.

— Je le veux bien, pendant une partie du chemin, répondit-il.

Ils sortirent ensemble.

— Pourquoi ce fusil ? dit Bénédict en voyant Valentin passer à ses côtés l’arme sur l’épaule.

— Je ne sais. Je veux aller avec toi jusqu’à la ferme. Ce Pierre Blutty te hait, je le sais. S’il te rencontrait, il te ferait un mauvais parti. Il est lâche et brutal ; laisse-moi t’escorter. Tiens, hier soir je n’ai pu dormir tant que tu n’as pas été rentré. Je faisais des rêves affreux ; et à présent que j’ai le cœur déchargé d’une horrible jalousie, à présent que je devrais être heureux, je me sens dans l’humeur la plus noire que j’aie eue de ma vie.

— Je t’ai dit souvent, Valentin, que tu as les nerfs d’une femme. Pauvre enfant ! Ton amitié m’est douce pourtant. Je crois qu’elle réussirait à me faire supporter la vie quand tout le reste me manquerait.

Ils marchèrent quelque temps en silence, puis ils reprirent une conversation interrompue et brisée à chaque instant. Bénédict sentait son cœur se gonfler de joie à l’approche du moment qui devait le réunir à Valentine. Son jeune compagnon, d’une nature plus frêle et plus impressionnable, se débattait sous le poids de je ne sais quel pressentiment. Bénédict voulut lui montrer la folie de son amour pour Athénaïs, et l’engager à lutter contre ce penchant dangereux. Il lui fit des maux de la passion une peinture sinistre, et pourtant d’ardentes palpitations de joie démentaient intérieurement ses paroles.

— Tu as raison peut-être ! lui dit Valentin. Je crois que je suis destiné à être malheureux. Du moins je le crois ce soir, tant je me sens oppressé et abattu. Reviens de bonne heure, entends-tu ? ou laisse-moi t’accompagner jusqu’au verger.

— Non, mon enfant, non, dit Bénédict en s’arrêtant sous un vieux saule qui formait l’angle du chemin. Rentre ; je serai bientôt près de toi, et je reprendrai ma mercuriale. Eh bien ! qu’as-tu ?

— Tu devrais prendre mon fusil.

— Quelle folie !

— Tiens, écoute ! dit Valentin.

Un cri rauque et funèbre partit au-dessus de leurs têtes.

— C’est un engoulevent, répondit Bénédict. Il est caché dans le tronc pourri de cet arbre. Veux-tu l’abattre ? Je vais le faire partir.

Il donna un coup de pied contre l’arbre. L’oiseau partit d’un vol oblique et silencieux. Valentin l’ajusta, mais il faisait trop sombre pour qu’il pût l’atteindre. L’engoulevent s’éloigna en répétant son cri sinistre.

— Oiseau de malheur ! dit le jeune homme, je t’ai manqué ! n’est-ce pas celui-là que les paysans appellent l’oiseau de la mort ?

— Oui, dit Bénédict avec indifférence ; ils prétendent qu’il chante sur la tête d’un homme une heure avant sa fin. Gare à nous ! nous étions sous cet arbre quand il a chanté.

Valentin haussa les épaules, comme s’il eût été honteux de ses puérilités. Cependant