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de cet entretien l’avait amené. Hélas ! que vous connaissez peu la vie ! que vous êtes tranquille et imprévoyante ! Vous parlez de mourir sans postérité, comme si… Juste ciel ! tout mon sang se soulève à cette pensée ; mais, sur mon âme, si vous ne dites pas vrai, Madame…

Il se leva et marcha dans la chambre avec agitation ; de temps en temps il cachait sa tête dans ses mains, et sa forte respiration trahissait les tourments de son âme.

— Mon ami, lui dit Valentine avec douceur, vous êtes aujourd’hui sans force et sans raison. Le sujet de notre entretien est d’une nature trop délicate ; croyez-moi, brisons là ; car je suis bien assez coupable d’être venue ici à une pareille heure sur la sommation d’un enfant sans prudence. Ces pensées orageuses qui vous torturent, je ne puis les calmer par mon silence, et vous devriez savoir l’interpréter sans exiger de moi des promesses coupables… Pourtant, ajouta-t-elle d’une voix tremblante en voyant l’agitation de Bénédict augmenter à mesure qu’elle parlait, s’il faut absolument pour vous rassurer et pour vous contenir, que je manque à tous mes devoirs et à tous mes scrupules, eh bien ! soyez content : je vous jure sur votre affection et sur la mienne (je n’oserais jurer par le ciel !) que je mourrai plutôt que d’appartenir à aucun homme.

— Enfin !… dit Bénédict d’une voix brève et en s’approchant d’elle, vous daignez me jeter une parole d’encouragement ! J’ai cru que vous me laisseriez partir dévoré d’inquiétude et de jalousie ; j’ai cru que vous ne me feriez jamais le sacrifice d’une seule de vos étroites idées. Vraiment ! vous avez promis cela ? Mais, Madame, cela est héroïque !

— Vous êtes amer, Bénédict. Il y avait bien longtemps que je ne vous avais vu ainsi. Il faut donc que tous les chagrins m’arrivent à la fois !

— Ah ! c’est que, moi, je vous aime avec fureur, dit Bénédict en lui prenant le bras avec un transport farouche ; c’est que je donnerais mon âme pour sauver vos jours ; c’est que je vendrais ma part du ciel pour épargner à votre cœur le moindre des tourments que le mien dévore ; c’est que je commettrais tous les crimes pour vous amuser, et que vous ne feriez pas la plus légère faute pour me rendre heureux.

— Ah ! ne parlez pas ainsi, répondit-elle avec abattement. Depuis si longtemps je m’étais habituée à me fier à vous ; il faudra donc encore craindre et lutter ! il faudra vous fuir peut-être…

— Ne jouons pas sur les mots ! s’écria Bénédict avec fureur et rejetant violemment son bras qu’il tenait encore. Vous parlez de me fuir ! Condamnez-moi à mort, ce sera plus tôt fait. Je ne pensais pas, Madame, que vous reviendriez sur ces menaces ; vous espérez donc que ces quinze mois m’ont changé ? Eh bien, vous avez raison ; ils m’ont rendu plus amoureux de vous que je ne l’avais jamais été ; ils m’ont donné l’énergie de vivre, au lieu que mon ancien amour ne m’avait donné que celle de mourir. À présent, Valentine, il n’est plus temps de s’en départir ; je vous aime exclusivement ; je n’ai que vous sur la terre ; je n’aime Louise et son fils que pour vous. Vous êtes mon avenir, mon but, ma seule passion, ma seule pensée ; que voulez-vous que je devienne si vous me repoussez ? Je n’ai point d’ambition, point d’amis, point d’état ; je n’aurai jamais rien de tout ce qui compose la vie des autres. Vous m’avez dit souvent que dans un âge plus avancé je serais avide des mêmes intérêts que le reste des hommes ; je ne sais si vous aurez jamais raison avec moi sur ce point ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que je suis encore loin de l’âge où les nobles passions s’éteignent, et que je ne puis pas avoir la volonté de l’atteindre si vous m’abandonnez. Non, Valentine, vous ne me chasserez pas, cela est impossible ; ayez pitié de moi, je manque de courage !

Bénédict fondit en pleurs. Il faut de telles commotions morales pour amener aux larmes et à la faiblesse de l’enfant l’homme irrité et passionné, que la femme la moins impressionnable résiste rarement à ces rapides élans d’une sensibilité impérieuse. Valentine se jeta en pleurant dans le sein de celui qu’elle aimait, et l’ardeur dévorante du baiser qui unit leurs lèvres lui fit connaître enfin combien l’exaltation de la vertu est près de l’égarement. Mais ils eurent peu de temps pour s’en convaincre ; car à peine avaient-ils échangé cette brûlante effusion de leurs âmes, qu’une petite toux sèche et un air d’opéra fredonné sous la fenêtre avec le plus grand calme frappèrent Valentine de terreur. Elle s’arracha des bras de Bénédict, et, saisissant son bras d’une main froide et contractée, elle lui couvrit la bouche de son autre main.

— Nous sommes perdus, lui dit-elle à voix basse, c’est lui !

— Valentine ! n’êtes-vous pas ici, ma chère ? dit M. de Lansac en s’approchant du perron avec beaucoup d’aisance.

— Cachez-vous ! dit Valentine en poussant Bénédict derrière une grande glace portative qui occupait un angle de l’appartement ; et elle s’élança au-devant de M. de Lansac avec cette force de dissimulation que la nécessité révèle miraculeusement aux femmes les plus novices.