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MARIELLE.

Ah ! que tu me causes de joie et d’épouvante ! pourras-tu m’aimer longtemps ?

SYLVIA.

Je veux t’aimer toujours et je le pourrai ; fie-toi à moi. Marielle, comme je me fie à moi-même. Je sais comment je puis aimer ; j’ai été nourrie d’un lait calviniste, robuste et austère liqueur, souvent mêlée de sang, qui rend courageux ceux qu’elle ne rend point farouches. Dès l’enfance, j’ai souffert pour ma foi, on a brisé mes affections ; ma jeunesse a été une épreuve, un martyre ! Si ma raison s’est éclaircie, si j’ai perdu l’obstination du schisme, je n’ai point, pour cela, prétendu abjurer mes premières vénérations, mes premières tendresses ; mon cœur n’a jamais voulu renier ma religion, n’a jamais voulu damner personne. Va ! j’ai de la constance autant qu’une de ces héroïnes de Corneille que tu aimes tant ! En te donnant ma foi, je savais bien que, selon l’ordre de la nature, tu devais vieillir avant moi, mais je savais bien aussi que rien ne me déciderait à te survivre.

MARIELLE.

Chère, folle et triste pensée ! j’ai deux fois ton âge, et tu acceptes l’idée de retrancher la moitié de ta vie pour te conformer au cours de la mienne !

SYLVIA.

Il nous reste bien, au moins, vingt ans à vivre, n’est-ce pas ? Vingt ans d’un bonheur sans égal, que peut-oh demander davantage ?

MARIELLE.

Ô Sylvia ! ô ma femme ! il me semble que tu me fais immortel par ton amour, et je te dirais volontiers comme Brute à Porcie :

Ô miracle ! ô grand cœur, à qui tout autre cède.
Dieux ! que je sois puissant, puisque je te possède !