Page:Sand - Theatre de Nohant.djvu/14

Cette page a été validée par deux contributeurs.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

par le spectacle autrement grand de la mer agitée, j’oubliai tout ce qui n’était pas elle, et, dans un de ces rêves dont on n’a, Dieu merci, à rendre compte à personne, je me représentai le monde impalpable qui doit peupler l’immensité inconnue. Vous avez bien quelquefois goûté, sous une forme quelconque, ce plaisir de supposer qui arrive presque à être le plaisir de croire.

Aucun sentier ne m’avait amené dans la cachette fermée par la mer, où le sable blanc et chaud, vierge de toute empreinte, m’invitait à divaguer. Il semblait, à voir le rocher autour de moi, qu’il fût impossible de le remonter et à coup sûr aucune barque ne se fût risquée à venir me chercher là.

Figurez-vous une forêt à perte de vue de roches plantées dans la mer. Ces écueils innombrables et présentant les formes les plus inouïes n’étaient pas des fragments écroulés de la montagne, mais des blocs surmontés d’aiguilles formant le sommet d’autres montagnes submergées. L’eau brillante, d’un bleu presque noir, détachait vigoureusement en gris blafard cette foule, cette armée de spectres livides imprégnés de sel, et l’ardent soleil qui les blanchissait encore jetait sur ces apparitions je ne sais quelle effrayante gaieté. Nul être humain ne pouvait sans grand danger parcourir ce réseau d’écueils inextricables, et nul être terrestre ne pouvait y vivre. Pas un brin d’herbe, pas un lichen, pas même un débris de plante marine sur ces îlots, et pourtant cela était beau et rempli de l’attrait du vertige. L’esprit s’élançait irrésistiblement de roche en roche ; il s’enivrait de la profondeur de ces racines puissantes de la montagne sous-marine ; il s’abandonnait aux curiosités de l’inaccessible ; il voulait planer sur tout, plonger dans tout ; il vivait d’une vie terrible et folle.

L’esprit de l’homme a cet instinct de conquête irréalisable ; il peut rêver des délices dans la possession d’un monde qui refuse au corps les conditions de la vie, et ce monde merveilleux des abîmes n’aurait pour hôtes que des muets et des aveugles, les poissons et les coquillages ! Je ne voulais pas, je ne pouvais pas le croire… Mais je vous fais grâce de cette