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vie. Je vois bien toujours que la nature est belle, que l’eau est pure, que l’herbe sent bon ; il me semble que je m’en aperçois encore mieux que dans le passé, parce que tu m’as appris à me rendre compte de tout ce que je sentais d’une manière vague ; mais je n’en suis que plus triste, car je ne peux plus séparer l’idée des hommes de l’idée de la nature. Cette nature me paraissait quelque chose de grand et de mystérieux qui appartenait à Dieu tout seul, et qui n’avait pas de comptes à nous rendre. Je dormais dans son sein comme l’abeille dort dans les prés, sans savoir à qui est le pré et pour qui on le fauchera. À présent, je me demande comment, avec une nature si belle, si riche, et qui ne s’épuise jamais ; avec le printemps qui revient toujours, les blés qui se forment en épis, les fleurs des arbres qui promettent des fruits, tant d’air qui peut bien suffire à la respiration de tous les hommes, un si beau soleil qui ne demande pas mieux que de réchauffer tout ce qui respire, avec tout cela que Dieu a fait pour nous, comment se fait-il que nous mourions par milliers, chaque jour, faute d’air, de soleil, de repos, de nourriture et de bonheur ? Pourquoi enfin l’homme est si malheureux ; pourquoi l’ouvrage te manque ; pourquoi nos enfants sont pâles et sujets à la fièvre ; pourquoi il a fallu nous séparer pour ne pas mourir de faim ensemble, et pourquoi enfin tu es seul et triste à Paris, où l’on se bat peut-être, et où tu n’as pas d’autre devoir pour le moment, que celui d’aller te faire tuer, en protestant contre tant de misère et de chagrin !