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nois ! C’est loin, Carthage ; le passé encore plus. Je suis bien sûr de n’y jamais aller. Le sujet ne peut pas être bien gai, ni bien doux ! Certes, ce n’est pas Boucher qui aurait choisi pour sujet les scènes d’amour de ce temps-là, et l’intérieur de ces personnages ne doit rappeler en rien un tableau de Greuze. Il faut donc que j’oublie Greuze, Boucher et ma petite serre chaude, et que je m’attende à voir des mœurs barbares et des hommes atroces, puisque j’aperçois dans le lointain des dieux Kabyres. Je n’en sais pas bien long, mais je sais qu’il y aura des sacrifices humains, des tortures, des épouvantes, toutes choses qui, adoucies et enjolivées, ne seraient plus ce qu’elles ont dû être. Ce livre-là doit être terrible s’il est bien fait. Le lirai-je ? Je suis aussi libre de ne pas le lire que de n’aller pas à Carthage si je n’ai pas le courage d’y aller. C’est si discret, un livre ! C’est muet, cela dort dans un coin ; cela ne court point après vous. C’est autrement modeste que la musique, qu’il faut entendre, bonne ou mauvaise, et même que le tableau qui flambe ou qui grimace sur la muraille. — Vous voulez absolument le lire ? Donc, vous voulez aller à Carthage… Eh bien ! vous y voilà. Vous ne vous y plaisez guère ? Je le comprends. Vous avez peur, dégoût, vertige, indignation ? Donc, le voyage a été fait. Le narrateur n’a pas menti, et si les cheveux vous dressent à la tête, c’est qu’il est à la hauteur de son sujet, c’est qu’il est de force à vous dépeindre vigoureusement ce qu’il a vu.

Mais vous avez le cœur sucré, comme disent nos paysans d’ici. Il vous fallait du bonbon et on vous a donné du piment. Vous pouviez rester à votre ordinaire : que diable alliez-vous faire à Carthage ?