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ligence, certes celle-là le méritait. Nous travaillions à côté l’un de l’autre, presque dans le même atelier ; moi chez le patron, de mon état de serrurier (état que j’avais définitivement adopté et que j’aime, quoiqu’il me fatigue beaucoup) ; elle chez la dame comme couturière. Nous nous aimions sans nous le dire et plus certains l’un de l’autre que si nous avions échangé des serments. Notre amour se manifestait par sa réserve même. Cette jeune fille n’avait que dix-sept ans. Depuis que je l’aimais, je travaillais comme dix nègres, le jour, à mes serrures, pour me faire quelques épargnes et pour acheter un ménage, la nuit, à l’étude de la grammaire que j’apprenais seul et que je n’ai jamais pu mener plus loin que ce que vous voyez. Pendant ce temps, la jeune ouvrière travaillait aussi de son côté et avec des motifs semblables aux miens. Pauvre enfant ! Elle succomba sous la fatigue. Elle devint malade, elle s’affaiblit, elle languit, elle mourut ! Cette mort qui me frappait au cœur, aurait dû le fermer à jamais aux sentiments tendres ; mais j’étais né pour vivre de toutes les affections et pour souffrir de toutes les douleurs.

» J’ai souvent entendu dire que les morts s’oublient vite. Quant à moi, mon souvenir reste fidèle à ceux que j’ai mis dans la tombe. Je voile aux regards indifférents le deuil que je porte, mais il y a toujours quelque chose qui les pleure au fond de mon âme.

» Je restai quelque temps sous le coup d’un découragement sombre, d’un désespoir qui tenait de l’hébêtement. Ma famille n’en savait rien. Dieu merci ! Mes camarades ne me comprenaient pas, et au lieu de me consoler, ils m’emmenaient boire avec eux ; » mais le vin ne m’était d’aucune ressource, il m’a-