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l’air empressé de Lionel. Elle ne le reconnaissait pas.

— Hélas ! je suis donc bien changé ? pensa-t-il. — Je suis, dit-il avec une voix troublée, la personne que lady Lavinia a fait demander. Ne vous a-t-elle pas prévenue ?…

— Oui, oui, milord, répondit la négresse ; Milady est au bal : elle m’a dit de lui porter son éventail aussitôt qu’un gentleman frapperait à cette porte. Restez ici, je cours l’avertir…

La vieille se mit à chercher l’éventail. Il était sur le coin d’une tablette de marbre, sous la main de sir Lionel. il le prit pour le remettre à la négresse, et ses doigts en conservèrent le parfum après qu’elle fut sortie.

Ce parfum opéra sur lui comme un charme ; ses organes nerveux en reçurent une commotion qui pénétra jusqu’à son cœur, et le fit tressaillir. C’était le parfum que Lavinia préférait : c’était une espèce d’herbe aromatique qui croît dans l’Inde, et dont elle avait coutume jadis d’imprégner ses vêtements et ses meubles. Ce parfum de patchouly, c’était tout un monde de souvenirs, toute une vie d’amour ; c’était une émanation de la première femme que Lionel avait aimée. Sa vue se troubla ; ses artères battirent violemment : il lui sembla qu’un nuage flottait devant lui, et, dans ce nuage, une fille de seize ans, brune, mince, vive et douce à la fois : la juive Lavinia, son premier amour. Il la vit passer rapide comme un daim, effleurant les bruyères, foulant les plaines giboyeuses de son parc, lançant sa haquenée noire à travers les marais ; rieuse, ardente et fantasque comme Diana Vernon ou comme les fées joyeuses de la verte Irlande.

Bientôt il eut honte de sa faiblesse, en songeant à l’ennui qui avait flétri cet amour et tous les autres. Il jeta un regard tristement philosophique sur les dix an-