Page:Sand - Nouvelles (1867).djvu/46

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cier à genoux de cette sensibilité que j’ai découverte dans votre âme et que nulle autre âme ne m’a accordée, de ces larmes que je vous ai vue verser sur mes malheurs de théâtre, et qui ont souvent porté mes inspirations jusqu’au délire ; de ces regards timides qui, je l’ai cru du moins, cherchaient à me consoler des froideurs de mon auditoire.

» Oh ! pourquoi êtes-vous née dans l’éclat et dans le faste ? pourquoi ne suis-je qu’un pauvre artiste sans gloire et sans nom ? que n’ai-je la faveur du public et la richesse d’un financier à troquer contre un nom, contre un de ces titres que jusqu’ici j’ai dédaignés, et qui me permettraient peut-être d’aspirer à vous ! Autrefois je préférais la distinction du talent à toute autre ; je me demandais à quoi bon être chevalier ou marquis, si ce n’est pour être sot, fat et impertinent ; je haïssais l’orgueil des grands, et je me croyais assez vengé de leurs dédains si je m’élevais au-dessus d’eux par mon génie.

» Chimères et déceptions ! mes forces ont trahi mon ambition insensée. Je suis resté obscur ; j’ai fait pis, j’ai frisé le succès, et je l’ai laissé échapper. Je croyais me sentir grand, et on m’a jeté dans la poussière ; je m’imaginais toucher au sublime, on m’a condamné au ridicule. La destinée m’a pris avec mes rêves démesurés et mon âme audacieuse, et elle m’a brisé comme un roseau ! Je suis un homme bien malheureux !

» Mais la plus grande de mes folies, c’est d’avoir jeté mes regards au delà de cette rampe de quinquets qui trace une ligne invincible entre moi et le reste de la société. C’est pour moi le cercle de Popilius. J’ai voulu le franchir ! J’ai osé avoir des yeux, moi comédien, et les arrêter sur une belle femme ! sur une femme si jeune, si noble, si aimante et placée si haut ! car