Page:Sand - Narcisse, 1884.djvu/88

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Pardieu ! si je m’en souviens ! répondit Narcisse en levant les épaules pour étouffer un soupir ; je ne suis pas si vieux que j’aie oublié tant de choses qui sont tristes, et pourtant bonnes à se remémorer. La perte de ceux qu’on aime, c’est bien dur ! mais l’oubli, c’est pire que tout !

Mademoiselle d’Estorade ne parut pas comprendre le reproche, ou, si elle le comprit, elle ne voulut pas s’en justifier. Je la sentais, vis-à-vis de nous, dans une position excessivement délicate. La limite entre la confiance reconnaissante qu’elle croyait nous devoir et la câlinerie coquette d’une femme qui craint d’être trahie, était une nuance bien fine pour être saisie par elle, ignorante du monde, ou livrée si longtemps à l’isolement du cloître. Un mot, un regard au delà ou en deçà de cette limite l’eussent rendue impertinente vis-à-vis de nous, ou lâche envers elle-même. Je remarquai, avec surprise, comme elle sut rester dans la mesure et dans la grâce, dans le charme pénétrant et dans la chaste dignité. Narcisse ne s’en rendit peut-être pas aussi bien compte ; mais il le sentit et en fut secrètement dominé.

Je reconnus bien vite que mademoiselle d’Estorade avait l’esprit fin et délié des natures craintives et souffreteuses ; mais ce n’était pas un esprit de bossue ; elle n’avait pas de fiel et ne raillait qu’avec une douceur d’intention non équivoque. J’avais eu déjà la grande occasion de voir