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regarde avec indifférence le détail qu’il voit à toute heure, un ensemble qui attire sa réflexion en même temps que ses yeux et qui lui résume ses idées confuses par une sorte de spectacle.

Il y eut d’abord un grand silence quand on vit une chose si simple, que peut-être on avait rêvée plus merveilleuse, mais qui plaisait sans qu’on pût dire pourquoi. Moi, j’en comprenais un peu plus long, je savais lire et je lisais l’écriture placée au bas de la croix d’épis de blé ; mais je le lisais des yeux, j’étais toute recueillie ; combien j’étais loin de m’attendre à jouer un rôle important dans la cérémonie !

Tout à coup le petit frère vint me tirer par le bras, car je n’étais pas à la grande table ; il n’y avait pas de place pour tout le monde et je m’étais installée sur le gazon avec les petits enfants. Il me mena devant l’autel et me dit de lire tout haut ce qui était écrit. Je lus, et chacun retenait son haleine pour m’entendre :

« Ceci est l’autel de la pauvreté reconnaissante dont le travail, béni au ciel, sera récompensé sur la terre. »

Aussitôt un seul _Ah !… _parti de toutes les bouches, fut comme la respiration d’une grande fatigue après tant d’années d’esclavage. On se sentait par avance maître de ces épis, de ces fruits, de ces animaux, de tous ces produits de la terre qui allaient devenir possibles à acquérir. On se jeta dans les bras les uns des autres en pleurant et en disant des paroles que ceux qui les disaient n’entendaient pas sortir de leurs bouches. Un ancien de la commune prit un petit broc de vin — c’était sa part — et dit qu’il aimait encore mieux le consacrer que de le boire. Il le versa sur l’autel, et beaucoup en firent autant, car la foi aux libations