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point croire que l’émotion seule l’en_ _empêchât.

— Si tu vas t’inquiéter de moi, me dit-il, tu me feras de la peine. Songe, Nanon, que, pour un soldat, un_ _bras laissé au champ d’honneur est un grand sujet d’orgueil et que mon malheur a fait des jaloux. D’autres qui s’étaient battus aussi bien que moi ont trouvé que j’avais trop de chance, et j’ai dû me faire pardonner ma blessure et mon grade si rapidement obtenus. J’avais une belle perspective d’avancement avec cela, si j’eusse été tant soit peu ambitieux ; mais je ne le suis pas, tu le sais ! Je n’ai voulu que faire mon devoir et recevoir mon baptême d’homme et de patriote. Je ne sais ce que l’avenir réserve à la France. Je quitte une armée qui est républicaine avec passion, et je viens de traverser mon pays qui est dégoûté de la république. Quoi qu’il arrive, je garderai ma religion politique, mais je ne haïrai pas mes compatriotes, quoi qu’ils fassent. Ma conscience est en repos. J’ai donné un de mes bras à ma patrie, et je ne l’ai pas donné pour la patrie seulement ; je l’ai donné aussi pour la cause de la liberté dans le monde. Mais je ne lutterai plus, j’ai payé le droit d’être un citoyen, un laboureur, un père de famille ; j’ai rompu avec tous les intérêts d’une race qui m’eût prescrit de fuir ou de conspirer. J’ai expié ma noblesse, j’ai conquis ma place au soleil de l’égalité civique, et, si la France renonce à cette égalité, je garderai mon droit à l’égalité morale. — À présent, Nanette, dit-il en se levant de table et en pliant sa serviette très adroitement pour me faire voir qu’il pouvait se passer d’une main, la nuit est belle et douce : conduis-moi à la tombe du prieur. Je veux donner un bon baiser à la terre qui le couvre.