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— De ta manière d’aimer, qui me paraît fondée sur l’habitude, sur les besoins de l’intimité bourgeoise.

— Tu te trompes. J’ai des besoins et des habitudes de domination patriciennes : c’est bien différent. Voilà pourquoi, jusqu’ici, je n’ai eu de goût que pour les femmes qu’on achète.

— Oh ! mon cher ami, dit Thierray, j’ai toujours remarqué que les hommes, même les mieux trempés, choisissent de bonne foi, pour faire illusion aux autres et à eux-mêmes, la qualité ou le défaut qu’il possèdent le moins.

— Détrompe-toi à mon égard, répondit Flavien. Cet esprit de domination qui va, je le sens, jusqu’à la tyrannie, je ne m’en vante ni ne m’en accuse. Qu’en dis-tu, toi ? est-ce une qualité ou un défaut ? Voyons, observateur, faiseur d’analyses, homme de lettres, prononce, je t’écoute. Tu as le goût de la dissection, et il n’est pas un de tes amis dont tu n’aies fait l’autopsie intellectuelle, ne fût-ce que par manière de passe-temps. C’est ton état.

— J’y réfléchirai, dit Thierray avec un peu de hauteur. Je ne suis pas homme de lettres du lever au coucher du soleil. J’ai, tout comme un autre, mes heures de paresse, et, quand je chevauche au bois de Boulogne, j’ai du plaisir à me sentir aussi bête que mon cheval.

— Bête comme un cavalier, tu veux dire, car c’est ton opinion bien avérée.

Cette réplique fut faite avec assez d’humeur.

Flavien de Saulges était noble et riche. Jules Thierray était sans aïeux et sans fortune. Ils étaient intelligents tous deux, le premier sans instruction solide, l’autre avec du savoir et du talent. Ils avaient été élevés ensemble : nous dirons plus tard comment, et comment aussi, ne s’étant jamais complètement perdus de vue, ils étaient