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— Pourriez-vous me dire, monsieur, ce que c’est que le bonheur ?

Je n’eus pas plus tôt lâché cette sottise, que j’aurais voulu la ravaler ; mais le bonhomme n’en parut ni surpris ni scandalisé, et il me répondit d’une voix douce et avec une prononciation des plus distinguées :

— Le bonheur, monsieur, c’est d’avoir votre âge, vos jambes et votre figure.

— Moi, repris-je, je crois que c’est d’avoir votre bonté et votre amabilité.

La connaissance était faite. Au bout de trois minutes, nous causions comme de vieux amis, et, au lieu de rentrer chez lui, car il demeure aux Grez et non vis-à-vis de moi, il voulut me reconduire jusqu’au ruisseau. Il n’était pas fâché d’ailleurs, disait-il, de voir comment se comportait le poisson.

— Voyons, lui dis-je, pardonnez-moi mon idée fixe. Le bonheur est la satisfaction de nos goûts : donc, vous êtes heureux quand vous péchez à la ligne ?

Il sourit en répondant :

— Oui, quand je suis heureux à la pêche ! Donc, vous n’y êtes pas. Nos goûts ne pouvant être satisfaits que rarement et d’une manière incomplète ou troublée, ce n’est pas là qu’il faut placer notre bonheur.

— Il faut ? S’agit-il de ce qu’il faut ou de ce qui est ? Le bonheur est-il l’ouvrage de notre volonté ou celui de la nature qui l’a mis à notre portée ? Si c’est une création intellectuelle, d’où vient que tout le monde ne peut se le procurer ? Si c’est un bien que la nature nous offre, d’où vient que nous ne le connaissons pas ?

— Vous m’en demandez beaucoup pour une fois,