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j’avais des spectateurs ; mais, livré à moi-même dans la profonde nuit, épuisé de fatigue et de faim, quoique je ne sentisse nulle envie de manger, bouleversé par les émotions que je venais d’éprouver, assuré d’être battu par mes oncles en rentrant, et pourtant aussi désireux de rentrer que si j’eusse dû trouver le paradis terrestre à la Roche-Mauprat, j’errai jusqu’au jour dans des angoisses impossibles à décrire. Les hurlements des loups, heureusement lointains, vinrent plus d’une fois frapper mon oreille et glacer mon sang dans mes veines ; et, comme si ma position n’eût pas été assez précaire en réalité, mon imagination frappée venait y joindre mille images fantastiques. Patience passait pour un meneur de loups. Vous savez que c’est une spécialité cabalistique accréditée en tout pays. Je m’imaginais donc voir paraître ce diabolique petit vieillard escorté de sa bande affamée, ayant revêtu lui-même la figure d’une moitié de loup, et me poursuivant à travers les taillis. Plusieurs fois des lapins me partirent entre les jambes, et, de saisissement, je faillis tomber à la renverse. Là, comme j’étais bien sûr de n’être pas vu, je faisais force signes de croix ; car, en affectant l’incrédulité, j’avais nécessairement au fond de l’âme toutes les superstitions de la peur.

Enfin j’arrivai à la Roche-Mauprat avec le jour. J’attendis dans un fossé que les portes fussent ouvertes, et je me glissai à ma chambre sans être vu de personne. Comme ce n’était pas précisément une tendresse assidue qui veillait sur moi, mon absence n’avait pas été remarquée durant la nuit ; je fis croire à mon oncle Jean, que je rencontrai dans un escalier, que je venais de me lever ; et, ce stratagème ayant réussi, j’allai dormir tout le jour dans l’abat-foin.