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que mon grand-père n’eût pas vu Charlemagne ; car il en parlait plus souvent et plus volontiers que de tout autre.

Mais, en même temps que mon énergie instinctive me faisait admirer les faits d’armes de mes oncles et m’inspirait le désir d’y prendre part, les froides cruautés que je leur voyais exercer au retour de leurs campagnes, et les perfidies au moyen desquelles ils attiraient des dupes chez eux, pour les rançonner ou les torturer, me causaient des émotions pénibles étranges et dont il me serait difficile, aujourd’hui que je parle en toute sincérité, de me rendre compte bien clairement. Dans l’absence de tout principe de morale, il eût été naturel que je me contentasse de celui du droit du plus fort, que je voyais mettre en pratique ; mais les humiliations et les souffrances qu’en raison de ce droit mon oncle Jean m’imposait m’avaient appris à ne pas m’en contenter. Je comprenais le droit du plus brave, et je méprisais sincèrement ceux qui, pouvant mourir, acceptaient la vie au prix des ignominies qu’on leur faisait subir à la Roche-Mauprat. Mais ces affronts, ces terreurs, imposés à des prisonniers, à des femmes, à des enfants, ne me semblaient expliqués et autorisés que par des appétits sanguinaires. Je ne sais si j’étais assez susceptible d’un bon sentiment pour qu’ils m’inspirassent de la pitié pour les victimes, mais il est certain que j’éprouvais ce sentiment de commisération égoïste qui est dans la nature, et qui, perfectionné et ennobli, est devenu la charité chez les hommes civilisés. Sous ma grossière enveloppe, mon cœur n’avait sans doute que des tressaillements de peur et de dégoût à l’aspect des supplices que, d’un jour à l’autre, je pouvais subir pour mon compte au moindre caprice de mes oppresseurs ; d’autant plus que Jean avait l’habitude, lorsqu’il me voyait pâlir à ces affreux spectacles, de me dire d’un air goguenard :