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ma fierté, et j’estime la tienne : ce que je te reproche, c’est de n’avoir pas aimé Marianne pour elle-même ; elle le méritait bien, et elle eût été disposée à te le rendre. Quand l’amour se met de la partie, il n’y a plus ni tien ni mien dans les convenances de fortune.

— C’est vrai, mais je n’ai pas cru que Marianne pourrait m’aimer. Si Philippe a trop de confiance en lui-même, moi je n’en ai peut-être pas assez. Et puis, je l’avoue, j’avais la passion des voyages, et j’espérais pouvoir recommencer. Un autre que moi, avec un peu d’adresse et d’entregent, eût rencontré une occasion comme celle que le hasard m’avait fournie. Je n’ai pas su aider le hasard. Je te l’ai dit cent fois, je ne suis bon à rien pour moi-même. Et à présent tout est consommé, je suis heureux de pouvoir au moins te donner un peu de bonheur. Ne gâtons pas notre vie présente par d’inutiles retours sur le passé. Tu dis que Marianne m’eût aimé… Elle sent bien que je ne m’en suis pas aperçu, et elle ne me le pardonnera jamais. Je m’explique maintenant la froideur qu’elle me témoigne, le soin qu’elle prend de me tenir à distance, et le vous cérémonieux qui a remplacé le bon tu d’autrefois. Une femme, si froide et si douce qu’elle soit, ne pardonne pas à un homme d’avoir été aveugle, et, à présent qu’elle va être dévorée par les yeux effrontés et clairvoyants d’un gros garçon sans scrupule et sans irrésolution, c’est à son profit qu’elle va se venger de ma sottise. Que la vengeance lui soit douce, et qu’elle soit heureuse ! nous n’avons pas d’autre souhait à former. Je prétends m’exécuter de bonne grâce et approuver son choix sans arrière-pensée.

— Tu as tort, mon Pierre. Si tu le voulais bien, il serait temps encore ! mais tu ne le veux pas, tu ne l’aimes pas, ma pauvre Marianne ! c’est un malheur pour elle. Tu l’aurais rendue heureuse, elle ne le sera pas avec un homme qui lui est par trop inférieur.

— Si elle a la supériorité dont tu la gratifies, elle s’en apercevra à temps ; elle n’a pas encore dit oui.