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Pierre en s’adressant à sa mère ; y comprenez-vous quelque chose ?

— Mais oui, je comprends, répondit madame André, et ce n’est pas la première fois que Marianne se tourmente de cette idée-là. Moi, je ne peux pas lui répondre. J’ai appris ce qu’on m’a enseigné étant jeune, c’est le nécessaire pour une pauvre bourgeoise de campagne ; mais cela ne va pas loin, et il y a beaucoup de choses dont je ne parle jamais parce que je n’y entends goutte. Tout l’esprit que peut montrer une femme dans ma position, c’est de ne pas faire de questions pour ne pas montrer à nu sa parfaite ignorance. Marianne ne se contente pas d’avoir du tact et de savoir ce qui est nécessaire à l’emploi de sa vie, elle voudrait savoir causer de tout avec les personnes instruites.

— Permettez, madame André, dit Marianne, je voudrais être instruite, non pas tant pour le plaisir des autres que pour le mien. Je vois, par exemple, que mon parrain est heureux de se promener tout seul des journées entières en pensant à tout ce qu’il sait, et je voudrais savoir s’il est plus heureux que moi qui me promène beaucoup aussi sans rien savoir et sans songer à rien.

— Tiens ! s’écria André surpris, voilà que tu mets justement le doigt sur une clef que je n’ai jamais su tourner pour découvrir le secret de la rêverie.

— Comment, mon parrain, vous vous êtes tourmenté de savoir s’il y avait quelque chose dans ma cervelle ?

— Mon Dieu, je ne dis pas cela pour toi précisément, ma chère enfant ; mais la question que tu me poses, je me la suis posée mille fois. En regardant l’air profondément méditatif de certains paysans, la joie exubérante de certains enfants, l’apparence de bonheur enivré des petits oiseaux ou le repos extatique des fleurs au clair de la lune, je me suis souvent dit : « La science des choses est-elle un bienfait, et ce qu’on donne à la réflexion n’enlève-t-il pas à la rêverie son plus grand charme ou à la sensation sa plus grande puissance ? »