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de l’image de Lucie, dans cette maison qui eût pu devenir la mienne, si j’étais moins loyal ou moins jaloux, que je ne pus fermer l’œil. Ma chambre était au rez-de-chaussée et avait une sortie directe sur le jardin. Je m’en échappai sans bruit et me promenai une demi-heure dans ce jardin, qui n’est pas grand, mais qui est un Éden quand même, grâce à ses beaux ombrages, à ses massifs de fleurs et à ce site magnifique qu’on y domine. La lune, réduite à un croissant assez délié, se leva vers minuit, éclairant à peine le pied des arbres ; mais la nuit était si claire et si constellée, que je distinguais, sinon la couleur, du moins la forme de tous les objets environnants. Le lac se détachait comme une plaque d’argent bruni au sein d’une masse sombre qui paraissait incommensurable. Des buissons de fraxinelle, plante que l’on cultive beaucoup ici dans les jardins, et qui atteint de grandes proportions, exhalaient des parfums exquis. Tout était recueillement voluptueux, mystère d’amour peut-être, dans cette nuit tiède. Une charmante cascade, qui bondit au bout du jardin après avoir mis en mouvement une petite usine, était emprisonnée dans son écluse. Tout était muet et comme endormi profondément. Je pensais à Lucie avec une ardeur de désir et de terreur qui me faisait frissonner sans cause, non pas au moindre bruit, il ne s’en produisait aucun, mais à l’idée, à l’appréhension du moindre souffle de l’air dans mes cheveux.

Tout à coup, j’entends dans ce morne silence le bruit cadencé d’une paire de rames sur le lac, et, en suivant la direction du son, je vis distinctement une barque qui cinglait en droite ligne sur le petit port placé à l’angle du rocher qui porte le manoir. Cette barque, vue de la plate-forme, était si petite, que je n’eusse pu la distinguer, si l’eau, vivement brillantée en cet endroit, ne l’eût détachée comme un point noir à la surface.