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sur moi. — Était-ce un fou ? me dit-elle. — Un fou furieux, lui répondis-je.

Un homme jeune encore, un peu gros, vermeil, d’une figure agréable, qu’ombrageaient de beaux cheveux noirs bouclés et humides de sueur, sortit des buissons qui bordent le jardin et s’avança sur la grève. Il tenait un râteau, et son air n’avait rien d’extravagant ; mais il nous adressa d’un ton amical des paroles sans suite qui trahirent le dérangement de son cerveau. L’abbé était assis à la proue, et, avec cette vive et saisissante physionomie que personne ne contemple indifféremment, il regardait ce fou d’un air bienveillant. Addio, caro ! lui cria l’amateur de jardinage en voyant que nous n’abordions pas à l’hospice. Il dit cette parole d’un ton de regret affectueux et doux : et, nous envoyant encore un adieu de la main, il reprit son travail avec un empressement enfantin. — Il doit y avoir un bon sentiment dans cette pauvre tête, dit l’abbé ; car il y a de la sérénité sur ce visage et de l’harmonie dans cette voix. Qui sait de quoi l’on peut devenir fou ? Il ne faut qu’être né meilleur ou pire que le commun des hommes, pour perdre ou la raison ou le bonheur. — Bon fou, dit-il en envoyant gaiement une bénédiction vers l’horticulteur, Dieu te préserve de guérir ! —

Nous arrivâmes à l’île de Saint-Lazare, où nous avions une visite à faire aux moines arméniens. Le frère Hiéronyme, avec sa longue barbe blanche surmontée d’une moustache noire et sa figure si belle et si douce au premier coup d’œil, vint nous recevoir. Avec une infatigable complaisance de vanité monacale, il nous promena de l’imprimerie à la bibliothèque et du cabinet de physique au jardin. Il nous montra ses momies, ses manuscrits arabes, le livre imprimé en vingt-quatre langues sous sa direction, ses papyrus égyptiens et ses peintures chinoises. Il parla espagnol avec Beppa, italien avec le docteur, allemand et anglais avec l’abbé, français avec moi ; et chaque fois que nous lui faisions compliment sur son immense savoir, son regard, plein de ce mélange