Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/307

Cette page n’a pas encore été corrigée

Histrions ! dit gravement le chef de cuisine d’un air de mépris, et nous voilà stigmatisés, montrés au doigt, pris en horreur. Les dames anglaises que nous rencontrons dans les corridors rabattent leurs voiles sur leurs visages pudiques, et leurs majestueux époux se concertent pour nous demander pendant le souper une petite représentation de notre savoir-faire, moyennant une collecte raisonnable. C’est ici le lieu de te communiquer la remarque la plus scientifique que j’aie faite dans ma vie.

Les insulaires d’Albion apportent avec eux un fluide particulier que j’appellerai le fluide britannique, et au milieu duquel ils voyagent, aussi peu accessibles à l’atmosphère des régions qu’ils traversent que la souris au centre de la machine pneumatique. Ce n’est pas seulement grâce aux mille précautions dont ils s’environnent, qu’ils sont redevables de leur éternelle impassibilité. Ce n’est pas parce qu’ils ont trois paires de breeches les unes sur les autres qu’ils arrivent parfaitement secs et propres malgré la pluie et la fange ; ce n’est pas non plus parce qu’ils ont des perruques de laine que leur frisure roide et métallique brave l’humidité ; ce n’est pas parce qu’ils marchent chargés chacun d’autant de pommades, de brosses et de savon qu’il en faudrait pour adoniser tout un régiment de conscrits bas-bretons, qu’ils ont toujours la barbe fraîche et les ongles irréprochables. C’est parce que l’air extérieur n’a pas de prise sur eux ; c’est parce qu’ils marchent, boivent, dorment et mangent dans leur fluide, comme dans une cloche de cristal épaisse de vingt pieds, et au travers de laquelle ils regardent en pitié les cavaliers que le vent défrise et les piétons dont la neige endommage la chaussure. Je me suis demandé, en regardant attentivement le crâne, la physionomie et l’attitude des cinquante Anglais des deux sexes qui chaque soir se renouvelaient autour de chaque table d’hôte de la Suisse, quel pouvait être le but de tant de pèlerinages lointains, périlleux et difficiles, et je crois avoir