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infiniment plus heureux que le mien, une tête infiniment plus forte et plus intelligente que la mienne. Je crois, du reste, que son livre a redoublé pour moi l’attrait du suicide. Quand je trouve un pédagogue de village sur mon chemin, il m’ennuie ; mais je le prends en patience, car il fait son état. Mais si je rencontre un illustre docteur, et qu’espérant trouver en lui quelque secours, j’aille le consulter pour éclaircir mes doutes et calmer mes anxiétés, je serai bien plus choqué et bien plus contristé qu’auparavant, s’il me dit en phrases excellentes et en mots parfaitement choisis les mêmes lieux communs que le pédagogue de village vient de me débiter en latin de cuisine ; celui-là avait le mérite de me faire sourire parfois de ses barbarismes, son emphase pouvait être bouffonne ; la froideur doctorale de l’autre n’est que triste. C’est un chêne que l’on courait embrasser pour se sauver, et qui se brise comme un roseau, pour vous laisser tomber plus bas dans l’abîme.

L’Eucharistie est certainement un livre distingué malgré ses défauts. Je suis bien aise de l’avoir lu : non qu’il m’ait fait aucun bien, il est trop catholique pour moi, et les livres spéciaux ne font de bien qu’à un petit nombre ; mais parce qu’il m’a ramené aux jours de ma première jeunesse, dévote, tendre et crédule.

Alfieri est un homme qui me plaît. Ce que j’aime, c’est son orgueil ; ce qui m’intéresse, ce sont ces luttes terribles entre sa fierté et sa faiblesse ; ce que j’admire, c’est son énergie, sa patience, les efforts inouïs qu’il a faits pour devenir poëte. — Hélas ! encore un qui a souffert, qui a détesté la vie, qui a sangloté et rugi (comme il dit) dans la fureur du suicide ; et celui-là, comme les autres, s’est consolé avec un hochet ! Il a connu l’amour, des désenchantements hideux, et des regrets mêlés de honte et de mépris, et l’ennui de la solitude, et le froid dédain, et la triste clairvoyance de toutes choses….. excepté de la dernière marotte qui l’a sauvé, la gloire !