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la fille d’albano

— Aurélien désire l’Italie autant que moi même. Ne t’ai-je pas écrit que nous devions aller t’y rejoindre ?

— Oui, en poste, avec une escorte de gendarmes pour protéger tes émotions dans l’Apennin, et une place au spectacle dans la loge de l’ambassadeur. Adieu nos soupers d’artistes, étincelants de verve et de poésie, où, dans la chaleur nerveuse du cerveau, le peintre ébauchait hardiment les traits de la danseuse aérienne mollement courbée sous les vibrations du hautbois, ou bondissant comme une bacchante aux chants frénétiques de l’ivresse ! L’ivresse de l’artiste ! l’exaltation fougueuse d’un délire sublime, la brûlante sensation du plaisir intellectuel ! la débauche du génie, l’invasion du feu céleste ! l’ivresse qui broyait de l’âme sur la palette de Salvator et sous l’archet de Tartini ! Va donc ! dans le monde qui t’attend, l’enthousiasme fait scandale, et, froide et désenchantée, il te faudra renoncer à toutes les jouissances de la pensée, à ces courses nocturnes que nous faisions autour des vieux monuments, à ces muettes extases qui nous enchaînaient sous les gothiques arceaux des temples du moyen âge. La piété est le devoir d’une mère de famille ; tu iras à l’église pour prier Dieu… Et pourtant, quels transports je t’ai vue exprimer alors que tu étais pauvre fille vivant de la palette et de l’inspiration ! Rappelle-toi notre séjour à Paris, notre maison sur le quai désert, l’antique cité, la ville de l’histoire ! Rappelle-toi ces deux tours, sœurs rivales, se haussant dans l’air lumineux, pendant que la lune, molle et nonchalante, découpait en festons d’argent leurs galeries aériennes, et leurs faisceaux de colonnettes !… Toi, tu demeureras