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les sept cordes de la lyre

douleur sans ressource et sans fin ! Ce monde est une mare de sang, un océan de larmes ! Ce n’est pas une ville que je vois ; j’en vois dix, j’en vois cent, j’en vois mille, je vois toutes les cités de la terre. Ce n’est pas une seule province, c’est une contrée, c’est un continent, c’est un monde, c’est la terre tout entière que je vois souffrir et que j’entends sangloter ! Partout des cadavres et autour d’eux des sanglots. Mon Dieu, que de cadavres ! mon Dieu, que de sanglots !…

Oh ! que de moribonds livides couchés sur une paille infecte ! Oh ! que de criminels et d’innocents agonisant pêle-mêle sur la pierre humide des cachots ! Oh ! que d’infortunés brisés sous des fardeaux pesants ou courbés sur un travail ingrat ! Je vois des enfants qui naissent dans la fange, des femmes qui rient et qui dansent dans la fange, des lits somptueux, des tables splendides couvertes de fange, des hommes en manteaux de pourpre et d’hermine tout souillés de fange, des peuples entiers couchés dans la fange ! La terre n’est qu’une masse de fange labourée par des fleuves de sang. Je vois des champs de bataille tout couverts de cadavres fumants et de membres épars qui palpitent encore ; j’en vois d’autres où s’élancent des bataillons poudreux, au son des fanfares guerrières. Je vois bien les armes reluire au soleil, j’entends bien les chants de l’espoir et du triomphe ; mais j’entends aussi les gémissements des blessés, les derniers soupirs des mourants que brisent les pieds des chevaux. J’entends aussi le cri des vautours et des corbeaux qui marchent derrière les armées, et l’air est obscurci de leur vol sinistre : eux seuls seront les vainqueurs ! eux seuls entonneront ce soir l’hymne de triomphe, en enfonçant leurs ongles ensanglantés dans la chair des victimes !