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Les Maîtres Sonneurs

Il s’y est trouvé aussi heureux que peut l’être un amant séparé de sa maîtresse ; mais la vie n’est pas si douce et si commode chez nous que dans vos pays, et malgré que mon père, conseillé par son expérience, le voulait retenir, Joseph, pressé de réussir, a un peu trop usé de son souffle dans nos instruments, qui sont, comme vous avez pu voir, d’autre taille que les vôtres, et qui fatiguent l’estomac, tant qu’on n’a pas trouvé la vraie manière de les enfler : si bien que les fièvres l’ont pris et qu’il a commencé de cracher du sang. Mon père connaissant le mal, et sachant le gouverner, lui a retiré sa musette et lui a recommandé le repos ; mais si son corps y a gagné d’une façon, il s’y est empiré de l’autre. Il s’est arrêté de tousser et de cracher du sang, mais il est tombé dans un ennui et dans une faiblesse qui ont donné frayeur pour sa vie ; si bien qu’il y a huit jours, revenant d’un de mes voyages, j’ai trouvé Joset si pâle que je ne le reconnaissais point, et si lâche sur ses jambes qu’il ne se pouvait porter.

Questionné par moi, il m’a dit bien tristement et versant des larmes : « Je vois bien, mon Huriel, que je vas mourir au fond de ses bois, loin de mon pays, de ma mère, de mes amis, et sans avoir été aimé de celle à qui j’aurais tant voulu montrer mon savoir. L’ennui me mange la tête et l’impatience me sèche le cœur. J’aurais mieux souhaité que ton père me laissât m’achever en cornemusant. Je me serais éteint en envoyant de loin à celle que j’aime toutes les douceurs que ma bouche n’a jamais su lui dire, et en rêvant que j’étais à son côté. Sans doute le père Bastien a eu bonne intention, car je sentais bien que je m’y tuais par trop d’ardeur. Mais qu’est-ce que je gagne à mourir moins vite ? Il n’en faut pas moins que je renonce à la vie, puisque, d’une part, me voilà sans pain et à votre charge, faute de pouvoir bûcher ; et que, de l’autre, je me vois trop chétif de ma poitrine pour cornemuser. Ainsi, c’est fait de moi. Je ne serai jamais rien, et je